Depuis presque trois ans, nous lisons des albums à des bébés et leurs parents (souvent les mères), tous les lundis matin, au sein du service de psychiatrie périnatale HOPE (HÔpital Parent-Enfant) au Centre hospitalier intercommunal à Amboise. Il y a une semaine, nous avons appris brutalement que le service fermerait ses portes le 1^er novembre. C’est un choc.

Il serait cependant inexact de dire que c’est une surprise. Le service vit depuis des mois dans une situation de grande crise institutionnelle. Au début de l’année 2023, l’une des deux psychiatres permanentes a demandé à être mise en disponibilité. Au mois de juin, nous apprenions que l’autre psychiatre, chèfe de service, ferait partie du “tour” de mutations du 1er juillet. L’hospitalisation à temps plein avait été fermée. Depuis cette date, le service fonctionnait par la présence tournante de psychiatres du pôle, non-spécifiquement rattachés à la périnatalité, et par la présence permanente d’une dernière interne. Or les rotations des internes se font en novembre : avec le départ de la dernière interne au 1^er novembre, il n’y a plus de médecin à Hope. Donc, on ferme.

Lire aux dyades accueillies à Hope, depuis 3 ans (c’est-à-dire très exactement depuis la première séance, le 2 novembre 2020, jusqu’à la fin de ce mois d’octobre 2023), c’est donc une “capsule” qui se referme. Trois années de lectures hebdomadaires. 111 séances très exactement. 68 familles rencontrées, fréquentées au long cours parfois. 460 rencontres, très précisément – oui, on compte tout, parce que les financeurs aiment bien. Ils aimeraient aussi qu’on leur dise si ces familles sont monoparentales, combien vivent en milieu semi-rural, quel pourcentage apprécie la purée de céleri-rave. Alors on note, tout. Mais pas du tout ce qu’ils attendent en fait : on ne sait rien sur les lieux de résidence, les situations familiales, les catégories socio-professionnelles, rien non plus sur les pathologies, les motifs qui ont orienté ces familles vers Hope, le projet de soin. Non, nous, ce qu’on note, de manière frénétique, depuis trois ans, ce qui nous a pris des heures, ce qui nous a fait noircir 300 pages d’un gros “journal de lectures”, c’est ce qui se passe quand on lit une histoire à un bébé sous le regard de son parent, dans une unité de psychiatrie périnatale.

Eh bien voilà, ce journal, commencé le 2 novembre 2020 (un peu avant, en fait, dès notre prise de contact), il va s’achever. Le lundi 30 novembre 2023, nous ferons nos dernières lectures, nous noterons pour la dernière fois qui a lu quel album à quel bébé, ce qui s’est passé, comment la maman a réagi, ce que le papa a dit, si le bébé a jeté le livre dans la purée de céleri-rave ou s’il est allé s’asseoir dans le giron de sa maman pour se le faire relire, si la maman a claqué le livre en disant que “ces pierres dans le ventre du loup, c’est effrayant !” (Claude Ponti, Dans le loup) ou si elle a fait le tour de la pièce le livre ouvert pour montrer à toutes les autres mamans que là, sur cette page, au milieu des gens qui font la fête, hein que c’est ELLE ?! (Emmanuelle Houdart, Abris). Tout ça, c’est fini.

Lire au jardin, parce que c’est l’été et qu’on a le camion de Livre passerelle, avec ses tapis et transats, et que le parc de l’hôpital d’Amboise est plein de pelouses et de clairières, c’est fini. Lire allongées au plus près des bébés qui ne savent pas encore se retourner, c’est fini.

Lire assises par terre dans un coin de la cuisine, parce qu’on a suivi un petit bonhomme qui écoute en marchant, c’est fini.

Lire avec les infirmières, les auxiliaires, les éducatrice, puéricultrice, psychologue, psychomotricienne, internes, stagiaires, médecins, dans une complicité mutuelle et une grande attention aux bébés, c’est fini.

Lire, mais aussi ne pas lire. Ne pas lire parce que ce n’est pas le moment, parce que ça fait trop mal, parce que l’histoire a libéré la parole et que “faut que ça sorte”, parce que le bébé ne veut pas d’histoire mais un biberon. Ne pas lire parce qu’on laisse lire : un bébé s’est tourné vers sa mère, le livre à la main, et la mère s’en empare, et le feuillette, peut-être même parle, peut-être même lit — même si elle ne parle pas beaucoup, ne parle pas bien français, ne lit pas encore aisément. Ne pas lire pour ne surtout pas briser ce lien qui se construit grâce aux livres. Ça aussi c’est fini.

Tout ça, c’est fini. Ça nous laisse un très, très grand vide. Qui va accueillir ces mamans épuisées, déprimées, fracassées parfois par la violence ? Nous allons reprendre nos livres, refermer nos valises. Avec l’impression d’un incommensurable gâchis.

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