Michel Vandenbroeck est professeur de « pédagogie de la famille » en Belgique. Issu des sciences de l’éducation, il a ensuite exercé avec des travailleurs sociaux, et c’est ce mélange qui a forgé sa prise de conscience large des phénomènes de « soutien à la parentalité ». Il a eu la chance de découvrir les travaux anglo-saxons, ce qui lui permet de proposer dans ce livre une réflexion large, très ouverte sur ce qui se fait au plan international.

Il s’agit donc d’un livre dans lequel il synthétise les directions de son travail des 20 dernières années, autour de la manière dont l’idée de « responsabilité parentale » est construite par un certain nombre d’acteurs… parfois sans les parents eux-mêmes. Dans le 1^er chapitre, il va montrer qu’on peut caractériser ça comme un « dispositif » (Agamben), qui pointe dans une seule direction : celle de l’individualisation de la responsabilité parentale (associée à un retrait de l’engagement public). Après ce chapitre introductif, il étudiera plusieurs thèmes :
• la longue histoire des conseils donnés aux parents (qui montre que ça change beaucoup… donc qu’on pourrait encore changer, et penser pour changer) ;
• les sciences qui dominent le discours actuel sur l’enfance, en particulier les neurosciences, et le vocabulaire de l’enfance comme un « investissement » (qui doit donc produire un certain rendement) ;
• la marchandisation des lieux d’accueil de la petite enfance, liée à cette hégémonie du discours économique, et son corollaire : le fait de voir les parents comme des consommateurs qui ont le « choix » d’un mode d’accueil… et ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils font le mauvais « choix » ;
• l’obsession du calcul et de la quantification, qui traduit là encore la pénétration de l’économie dans tous les domaines de la vie : elle conduit à promouvoir ce qui « marche », sans qu’il n’y ait plus de discussion politique sur les valeurs ne jeu dans l’éducation ;
• la question de la « participation » parentale : la manière dont on attend qu’elle se manifeste… sans qu’on consulte ces mêmes parents sur leur vision de leur parentalité ;
• le « soutien » à la parentalité, qui n’est plus pensée en termes émotionnels et relationnels mais plutôt en termes de compétences et de comportement, avec une scientifisation qui exclut tout débat démocratique ;
• le contexte général néo-libéral vu comme « dispositif de dispositifs », qui laisse croire à une voie unique pour la parentalité, en masquant la possibilité de constructions alternatives.

Je propose ici une synthèse vraiment longue de ce livre, parce qu’il me semble qu’il mérite applement qu’on détaille les étapes du raisonnement implacable de l’auteur.

Introduction. Une analyse « dispositionnelle »

L’auteur commence par reprendre la notion de dispositif mise en avant par le philosophe Agamben (Qu’est-ce qu’un dispositif ?, 2007) à partir de la définition que Michel Foucault donne de ce terme en 1977 (Dits et écrits II, 1976-1988)  :

« un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions règlementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit ».

Il s’agit d’une série d’agencements, qui disposent nos manières de concevoir la parentalité. Ces agencements ont un effet normatif, ils nous incitent à nous comporter d’une certaine manière, font que certaines choses arrivent et d’autres n’arrivent pas. Pour l’auteur, ce « dispositif », évidemment invisible, a une fonction centrale évidente : celle d’ériger en norme la responsabilité individuelle et privée des parents, au détriment d’autres manière de penser la parentalité et la responsabilité parentale, comme collective ou publique par exemple.

Il rappelle qu’un dispositif est toujours affilié à un système de pouvoirs et de savoirs. Pour autant, il n’y a pas de « ruse » qui renverrait à un agent précis, identifiable, pas de « complot » : c’est une construction assez diffuse, pas homogène du tout, qui provient d’une accumulation (de discours, de pratiques, de modes de fonctionnement…). En gros, toutes les institutions (crèches, écoles, services sociaux…) qui sont « au service » des parents produisent des discours  sur les parents : ces discours les définissent, et finissent par « conformer » les parents eux-mêmes.

Antonio Gramsci (philosophe et militant communiste italien, mort en prison) parle d’« hégémonie culturelle » pour désigner le fait qu’une grande partie de la population consent, de manière plus ou moins spontanée, à une direction générale imposée à la société par un groupe dominant, qui jouit d’un certain prestige, et qui n’a de ce fait pas besoin d’imposer ses vues par la force. Cette « vision du monde » doit être partagée par un ensemble assez large de groupes sociaux, de telle sorte que le groupe dominant puisse prétendre que cette vision du monde est favorable à l’intérêt général. Selon Vandenbroeck, le langage de la responsabilité parentale constitue une sorte d’hégémonie culturelle : la notion plaît largement, même si en réalité elle sert surtout les intérêts de quelques-uns et sert aussi à perpétuer les inégalités. C’est de cette manière que des groupes subordonnés peuvent participer au maintien d’un  univers symbolique, même si cela sert à légitimer leur domination (p.18)

Gramsci et d’autres penseurs rappellent que le « sens commun » (ou le « folklore ») est souvent fait de pensées et de convictions contradictoires, ce qui fait qu’ils participent à maintenir la subordination des gens, en naturalisant des situations d’oppression. Et précisément, c’est sur les contradictions présentes dans ce « sens commun » qu’on peut s’appuyer pour lutter contre l’hégémonie culturelle : dans le « sens commun », il reste toujours des éléments d’adaptation et de subordination, de satire, protestation…

Pour Gramsci, le senso commune (sens commun) est l’une des formes les plus caractéristiques des ensembles collectifs d’opinion subalterne. (p.19) Les mouvements d’émancipation doivent donc s’engager sur ce terrain du sens commun, pour s’appuyer sur le « bon sens » grossièrement mélangé à plein d’autres formes, que Vandenbroeck qualifie de « grossièrement néophobes et conservateurs ». Les forums de discussion sur les questions parentales, observés par l’auteur, montrent en effet qu’il n’y a pas d’unanimité des parents sur ce qui est bon pour éduquer un enfant :

“Les parents participants coconstruis[ent] et en même temps résist[ent] au concept de la responsabilité parentale individualisée et à l’approche déficitaire de la parentalité.” (p.20)

Les chercheurs en subaltern studies (ici, Kate Crehan) montrent que ce « savoir subalterne » émerge toujours très mélangé, mais qu’il intègre du bon sens, alternative contre l’hégémonie culturelle. Pour Gramsci, le bon sens n’est pas affaire de raisonnement scientifique, comme le privilège des élites intellectuelles, mais la génération du bon sens est ancrée dans le quotidien et est donc à la portée de tous les groupes sociaux. (p.20) Il n’est donc pas surprenant que les possibilités de changement et de résistance soient élaborées par la pensée néo-gramscienne, mettant l’accent sur la possibilité d’agentivité (agency) en réfléchissant sur le rôle de la société civile comme lieu d’hégémonie, mais aussi comme fondement sur lequel de nouvelles et difficiles contre-hégémonies peuvent surgir. (p.21)

Le livre va donc analyser la question de la responsabilité parentale en la confrontant à des initiatives qui partent des parents eux-mêmes, s’émancipant des hégémonies culturelles et faisant jouer leur « agentivité ». Ce chapitre liminaire pose donc clairement les bases idéologiques de la réflexion de Vandenbroeck, autour de cette lecture gramscienne de la question de la parentalité.

Chapitre 1. La longue histoire des conseils aux parents

L’auteur part d’un petit livre de conseils aux parents, publié en 2000 avec une préface de Jerome Bruner, qui reprend des conseils dispensés en leur temps par des auteurs de livres médiatiques : la compilation fait surgir le disparate de ces conseils, qui n’apparaissent finalement pas tant que ça fondés sur des preuves, et plutôt très soumis à l’actualité, à la mode, etc. Je pense, pour ma part, à un livre qui a été beaucoup lu en France dans les années 1980 : L‘Art d’accommoder les bébés : 100 ans de recettes françaises de puériculture, par la psychanalyste Geneviève Delaisi de Parseval et l’ethnologue Suzanne Lallemand.

Comment dormir, comment parler à un bébé, quel degré d’autonomie laisser à un enfant… Tous ces sujets, rappelle alors Bruner, sont l’objet de constructions sociales, ils ne relèvent pas d’un savoir objectif ou « scientifique » qui pourrait s’imposer d’en haut.

Ce développement me aussi fait penser à cet article passionnant :

Gratier Maya, Esseily Rana et Bobin-Bègue Anne, « L’approche incarnée du développement : corps, communication et culture », in Raphaële Miljkovitch, Françoise Morange-Majoux et Emmanuel Sander (eds.), Psychologie du développement, Paris, Elsevier Masson, 2017, pp. 79‑87.

Dans cet article, les trois chercheuses rappellent que les « standards » de la psychologie du développement ne sont pas si standards que ça : ils sont nés des observations faites, au cours du XX^e siècle, par des psychologues et des pédiatres européens blancs, c’est-à-dire qu’ils ont bon an mal an tendance à établir en “normes” des façons de faire ou de se comporter (par exemple, le comportement « sécure » ou « insécure » de l’enfant) qui sont, en réalité, les manières habituelle d’une société donnée à un moment donné de son développement (l’Angleterre du milieu du XX^e).

Vandenbroeck, reprenant Bruner, prolonge :

“Un concept juridique comme « le meilleur intérêt de l’enfant », comme stipulé dans la Convention internationale des droits de l’enfant, semble bien changer de signification d’un pays à l’autre.” (p.25)

Il reprend donc un certain nombre de nos « normes », comme l’exigence que le bébé et l’enfant dorment seuls, et les rapporte à des valeurs importantes dans notre culture (l’individualisme ; la pudeur à l’égard de la sexualité), alors qu’elles peuvent avoir une moindre importance dans d’autres cultures, donc mener à d’autres préconisations quant au sommeil de l’enfant (ça me fait penser à un autre petit volume, très intéressant, de la collection 1001 bb, Le Sommeil des bébés et des mères).

Aujourd’hui, l’individualisme poussé à se dernière extrémité invite les mères à plus de « souci de soi » (self care), ce qui multiplie des conseils (par exemple, celui de pratiquer la « pleine conscience »,  mindfullness) : cette culture exacerbée du moi semble faire de l’autonomie de l’enfant l’objectif exclusif de l’éducation. On se rend donc compte que le soin « suffisamment bon » de l’enfant ne relève pas tant du choix parental que de normes sociales implicites.

Pour démontrer ça, Vandenbroeck fait un historique des conseils aux parents :

• milieu XVIII^e, une « science masculine », des conseils écrits par des hommes pour les pères.
• Puis au cours du XIX^e les mères deviennent plus importantes : les conseils leur sont alors destinés. Certaines mères écrivent pour d’autres mères. Contexte global de glorification de la maternité.
• Puis méfiance envers les mères : on soupçonne leur ignorance de causer la mortalité infantile. Période hygiéniste, où la bourgeoisie associe élévation des conditions de vie et moralisation des classes populaires. Les mères de milieu ouvrier sont contraintes, économiquement, de retourner vite au travail après les naissances, ce qui suscite l’apparition d’œuvres de charité envers les bébés, notamment « la goutte de lait » (qui distribue du lait dans les quartiers populaires). Trois sciences se développent alors du côté de l’État :
  • la science des statistiques ;
  • la puériculture (Pasteur, Koch…) ;
  • l’eugénisme.

Le libéralisme économique, qui interdit à l’État d’intervenir dans les affaires privées, fait exception pour les classes populaires : là, il faut préserver les intérêts de l’État en limitant la mortalité infantile, c’est-à-dire en éduquant les mères, à l’ignorance desquelles on impute cette mortalité (plutôt qu’aux conditions d’existence matérielle des familles) – d’où floraison de manuels et œuvres de charité.

• Période de la « maternité scientifique », tableaux stricts dans les manuels, culpabilisation des mères, qui développent alors une anxiété à l’égard de l’enfant. Paroxysme de cette anxiété après la Première guerre mondiale et le développement du « behaviorisme » en psychologie, qui amène à édicter des règles éducatives strictes, intenables en vérité, visant à obtenir des enfants parfaitement calmes et obéissants (il faut les traiter comme des petits adultes, sans tendresse). Création de bureaux de consultation enfantine. L’allaitement maternel perd de sa popularité.

• Après la Seconde guerre mondiale, changement radical de ton avec la prospérité et l’abaissement de la mortalité infantile. Les soins physiques au bébé ne sont plus au premier plan : on s’intéresse alors au bien-être de l’esprit. La parentalité devient une affaire d’amour, et on voit apparaître les théories de John Bolwby sur l’attachement (1953) ; il est fermement opposé aux crèches et au travail des mères. Son influence est plus grande dans les pays anglo-saxons : on y considère alors les crèches comme un pis-aller, elles restent de ce fait une affaire purement privée. En France c’est plus mesuré (cf. les travaux d’Irène Lézine dans les années 70).  On formule à cette époque l’hypothèse qu’une éducation faisant place à l’amour, sans frustration, aurait pu mener à éviter les totalitarismes. La parentalité doit être agréable, alors les manuels sont plus flous que précédemment sur les « stades » de développement de l’enfant ; les parents sont invités à « se faire confiance » (la « Bible » du Dr Spock, Baby and Child Care, paraît en 1957).
• Les manuels atteignent leur maximum de décontraction dans les années 1960 (sommet de la démocratie sociale) et 1970 (années post 68 puis… montée de l’anxiété et du narcissisme parental après le 2^e choc pétrolier).
• Fin du XX^e siècle : montée des divorces ; hausse du travail des femmes (n’en déplaise à Bowlby, les couples à 2 salaires deviennent la norme à partir des années 1960) ; crise économique, qui explique que le ton des manuels redevient plus sombre. Attention croissante pour le développement intellectuel/cognitif des enfants (inspiration Piaget), et le rôle des parents à cet égard, à partir des années 1980

Le ton des manuels, aujourd’hui, est contradictoire : on reconnaît qu’il y a surabondance de conseils et que les parents devraient « se faire confiance », mais la surabondance des conseils les empêche précisément de se faire confiance. Les auteurs se présentent systématiquement comme experts ; issus de la classe bourgeoise, ils manifestent toujours un préjugé de classe dans la manière dont ils présupposent chez le lecteur un certain type de conditions de vie (chambre séparée pour l’enfant, temps pour préparer des repas, etc.).

Vandenbroeck constate que, si les conseils changent d’une époque à l’autre, en revanche les conseils sont toujours ancrés dans un contexte historico-social : au XIX^e, la mère visée par les manuels est une bourgeoise qui ne travaille pas, et qui doit donc consacrer tout son temps à l’enfant (sans réclamer de droit au travail) et à son « instinct maternel » ; dans l’entre-deux guerres, cet « instinct maternel » devient suspect, il faut élever des enfants forts dans un contexte de préparation de guerre ; après la 2^de Guerre mondiale, on a de nouveau moins besoin des mères dans l’industrie, alors les discours sur l’amour maternel reprennent le dessus ; le discours plus libéral des années 60-70 ne résiste pas à l’inquiétude née du choc pétrolier et des crises économiques qui s’installent : depuis la fin des années 1980, l’éducation de l’enfant est pensée comme un  investissement, dans le cadre d’une conception capitaliste de la société, dans laquelle chacun est responsable de son propre bonheur. Le principe de solidarité est remplacé par une méritocratie individualisée. L’idéal à poursuivre devient la quête du bonheur individuel.

Chapitre 2. La neuromanie et l’économie

Dans ce chapitre Vandenbroeck montre comment les neurosciences (souvent manipulées par des gens qui n’en sont pas du tout des spécialistes) et l’économétrie ont infiltré les discours sur la petite enfance, au nom de « l’intérêt supérieur de l’enfant ».

À partir des années 1950 et de la mise en place de l’État providence, la santé progresse ; on entre dans l’ère des sciences sociales et, pour la petite enfance, de la psychologie du développement. Erik Erikson publie ses 8 stades du développement humain (quand quelque chose dysfonctionne, il faut se demander ce qui a raté au stade précédent), marqué par la psychanalyse et des oppositions binaires. Les recherches d’Alfred Binet servent de référence pour développer des tests pour l’intelligence des enfants. Mary Ainsworth invente un test standardisé pour mesurer l’attachement d’un enfant à sa mère. Françoise Dolto suggère que « tout se joue avant 6 ans », formule qu’elle nuance par la suite. Tous ces travaux, expérimentaux ou théoriques, posent comme principe que le développement de l’enfant serait une suite de marches à gravir.

Les sociologies de l’enfance ont critiqué cette vision : selon ces chercheurs, la psychologie du développement présenterait l’enfant comme incapable, déficitaire, et l’enfance comme une période sans autre but que le devenir adulte (vision adulto-centriste).

D’autres auteurs (Erica Burman, Gaile Canella) ont critiqué ces théories psychologiques pour leur prétention à l’universalité, alors même que toutes les études reposaient sur l’environnement proche des chercheurs (donc : blanc et souvent anglo-saxon, bourgeois, occidental). En se référant à Michel Foucault, ils rejettent ces approches normalisatrices.

Il n’empêche que cette vision de l’enfance comme une série de stades à parcourir, avec développement de test pour s’assurer du bon franchissement de ces stades, a eu pour effet de répandre l’idée qu’il faut passer ces stades tôt (Pascale Garnier appelle ça l’exploitation pédagogique des capacités des tout-petits – par exemple, les bébés nageurs). Cela a conduit beaucoup de pays à revoir à la baisse l’âge minimal de la scolarisation obligatoire. Cela renforce aussi la responsabilité parentale, autour de l’idée répandue que les choses se jouent avant 6 ans… donc avant l’école.

Le rapport INSERM, Troubles des conduites chez l’enfant et chez l’adolescent, publié après les émeutes de 2005, suggère par exemple que les problèmes de délinquance à l’adolescence pourraient avoir leur cause dans des fautes des parents dans l’éducation de leurs enfants… sans que soient jamais évoquées les conditions sociales !

Il est possible de retracer l’historique des discours aux parents. Vendenbroeck prend l’exemple de la Belgique : lorsque la mortalité infantile se met à baisser, il se pose un problème de légitimité des professionnels du secteur de la prévention et des consultations enfantines, qui ne trouvent plus à s’employer. L’élargissement de la notion de santé par l’OMS au milieu des années 1950 leur donne alors une nouvelle raison d’être : ils vont s’occuper de la santé psychique. On lance alors une vaste campagne de formation des professionnels à la psychologie, ce qui a rapidement pour effet de stigmatiser un certain nombre de familles dont le mode de vie diffère des « normes » édictées par la psychologie du développement (par exemple, les familles migrantes dans lesquelles les enfants dorment avec les parents ; plus tard, les familles divorcées).

Bref, le remplacement des sciences hygiénistes par les sciences psychologiques ne change pas vraiment le discours moralisateur envers ceux qui s’écartent de la norme. (p.61) Ce discours renforce la responsabilité parentale, en négligeant la diversité des contextes sociaux et les inégalités.

Depuis le début du XXI^e siècle, ce sont les neurosciences qui ont pris le relais, avec les sciences économiques. Les livres grand public sur le sujet sont des best-sellers (en France, ceux de Catherine Guéguen). Les images de cerveau et les références aux neurosciences sont partout, et nourrissent l’insistance sur la nécessité de tabler sur les premières années de la vie, avec un nouveau discours, économique : « investir » sur le développement précoce des enfants, c’est éviter plus tard des dépenses importantes pour réparer des difficultés.

Le député britannique Graham Allen suggère ainsi qu’il faut investir massivement en faveur de la petite enfance mais que comme c’est trop cher pour le secteur public, ça doit être au privé de le faire, et que la concurrence stimulera l’innovation. Toujours en Grande Bretagne, en 2010, un groupe de députés produit un rapport préconisant des cours prénataux, avec des méthodes « fondées sur des preuves », pour des familles « à risque ». On fait clairement le lien entre dépenses et recherches en neurosciences. Certaines ONG intègrent ce discours (Save the Children ; UNESCO) : il faudrait que les parents enrichissent le home learning environment pour aider au développement du cerveau de leur enfant.

Pourquoi cet emballement pour les neurosciences ? Des chercheurs de Harvad (National Scientific Concil on the Developing Child) ont mené un projet de 7 ans avec des spécialistes de communication, pour comprendre comment à mieux influencer les décideurs à choisir selon ce que les neurosciences montrent : ils ont découvert que les formules « architecture du cerveau » et « stress toxique » avaient le plus d’effet sur les décideurs, en tant que modèle simplificateur. Même le magazine  Science a manifesté son souhait que les décisions politiques soient conformes à ce que nous apprennent les neurosciences. Un article suggère ainsi que les chercheurs devraient publier des articles plus courts, pour être plus accessibles aux décideur spolitiques (2,91 pages pour les membres du Congrès américain, qui apparemment n’aiment pas lire des trucs longs…) et se limiter à ce qui fait consensus.

Cette influence des neurosciences vise une forme d’objectivité (par exemple pour décider à quel moment il faut retirer en urgence un enfant à sa famille ou le placer en famille d’accueil), mais elle consiste en réalité à « objectfier » les gens :

Elle réduit la politique à l’application de conseils scientifiques, plutôt qu’à l’organisation d’un débat. (p.68)

Par exemple, en Grande Bretagne, dans les années 2010-2015, l’argument des « 1000 premiers jours » a légitimé des adoptions forcées (en 2014, augmentation de plus de 26% par rapport à l’année précédente).

Cette utilisation des neurosciences et des concepts simplifiés qui l’accompagnent ont fait l’objet de nombreuses objections, de la part des neurosciences elles-mêmes. La plupart portent sur la notion de “périodes critiques” qui ne tient pas suffisamment compte de la plasticité du cerveau. (p.69)

Les chercheurs en neurosciences eux-mêmes mettent en garde contre des interprétations suspectes de leurs résultats (par exemple quand on prétend qu’il faut développer le cerveau des bébés avant la fin des 1000 jours parce qu’après ce serait trop tard). Mais si les politiques font un si grand usage des neurosciences, c’est au nom d’un consensus assez général autour du glissement de politiques sociales redistributives à des politiques dites d’« égalité des chances ». Par ailleurs des études très sérieuses ont montré la « croyance » que les gens attribuent de manière prioritaire à des articles illustrés d’images du cerveau à l’IRM (Legrenzi et Ultmita, 2011) : cette crédibilité « facile » a pu tenter des professionnels de la petite enfance fatigués de prêcher dans le désert ; ils ont pu souhaiter démontrer que l’argent dépensé en faveur de l’enfance était un « investissement rentable », puisque cette période était déterminante, ainsi que le « prouvaient » les neurosciences. Mais l’effet de ce discours est finalement inverse : il incite à reporter la responsabilité sur les parents, et pas sur des installations publiques animées par des professionnels compétents. On met de plus en plus l’accent sur des parents « déficitaires », cela s’accompagne de la multiplication des programmes d’accompagnement centrés sur les compétences parentales.

Tout cela va donc dans le sens d’un renforcement de la responsabilisation parentale : 

• parce qu’on renforce le consensus ;
• parce que l’économie gagne tous les  secteurs ;
• parce que les choses ne sont pas accessibles aux profanes.

Consensus

Consensus autour de la vision de l’enfant comme un « investissement » pour l’avenir.  Un point commun à de nombreux économistes (y compris Amartya Sen) : pour eux, des inégalités de revenu sont acceptables (équitables, justes) si elles correspondent à des choix individuels (ex. : je fais le choix d’étudier longuement, c’est acceptable que je gagne mieux ma vie que quelqu’un qui passe son temps à lézarder), mais pas si elles correspondent à des circonstances indépendantes de la volonté de l’individu (comme sa naissance, le lieu où il vit, sa caste… ou ce dont il a hérité). Il faut donc rendre les opportunités égales – mais pas forcément les résultats. Il faut malgré tout une part de redistribution, pour compenser les inégalités de talent, les handicaps…

Leurs travaux ont considérablement influencé la réflexion sur ce qui constitue une société juste et ont influencé le passage de la redistribution des résultats à la création de l’égalité des chances. (p.74)

Tout ça construit le consensus : tout le monde est d’accord pour rejeter l’inégalité de chances (mais il y a moins de consensus pour l’inégalité de fait, c’est-à-dire après travail etc.). Ça a eu un effet direct : beaucoup de pays sont passés de la lutte contre la pauvreté à la lutte contre la pauvreté des enfants, qui est plus une question d’égalité des chances, de pédagogie, qu’une question sociale liée aux redistributions et aux logiques de solidarité. Ça évite les discussions sur les pauvres plus ou moins « méritants » : il y a consensus pour dire que les enfants doivent être traités à égalité. Donc il est consensuel d’investir dans la petite enfance, avec l’idée d’un retour sur investissement.

Ces nouvelles théories économiques sont en rupture avec celles qui avaient cours dans les années 1960 et 1970, qui faisaient une part plus importante au rôle des inégalités sociales dans leur globalité, et montraient aussi que le système scolaire reproduisait les inégalités (voire les amplifiait).

Le langage de l’investissement dans le capital humain pour des raisons d’égalité des chances met le focus sur l’éducation (entre autres parentale) plutôt que sur les structures sociales, et  contribue ce faisant à l’individualisation des responsabilités. (p.76)

D’autres critiques évoquent le fait que la pauvreté est aussi une question de privation matérielle (logement décent, argent), or on ne résout pas ces problèmes par l’éducation et l’égalité des chances, du moins pas immédiatement. Le contexte de la « pauvreté enfantine » serait faux, ou décontextualisé : un enfant pauvre n’existe pas, c’est toujours un enfant de pauvres,

Et les résultats (revenus, capital social ou culturel) d’une génération forment les chances de la génération suivante. (p.77)

Donc on ne peut qu’artificiellement séparer “égalité des chances” et “égalité des résultats”.

Cependant, malgré ces critiques et ces objections, on en reste souvent sur ce consensus, parce que précisément un consensus permet d’éviter les conflits (idéologiques, politiques), et cet évitement est typique de la « troisième voie », une doctrine imaginée après l’effondrement du communisme, avec l’idée de surmonter les conflits gauche-droite (le slogan majeur de cette doctrine est le fameux TINA : There Is No Alternative). L’éducation pré-scolaire, donc familiale, est conçue comme investissement garantissant un bon apprentissage, donc une rentabilité à venir du citoyen en termes productifs. Le risque, c’est que la pédagogie, y compris dans la petite enfance, soit réduite à une somme de méthodes efficaces pour atteindre ces objectifs (employabilité, productivité) :

En somme les sciences de l’éducation seraient alors réduites à la recherche du savoir-faire, tout en laissant de côté la question de savoir ce qu’il est bon de faire.

Lorsque l’éducation est instrumentalisée comme la voie vers un objectif prédéfini et consensuel qui se situe au-delà de l’enfance, cela pose inévitablement la question de savoir qui est habilité à définir cet objectif ? Qui peut participer au débat sur la finalité de l’éducation de la petite enfance ? Et c’est à que le lien neuro-économique ne laisse aucune place au débat. C’est le déficit démocratique du « There is no alternative ». Cela signifie que les parents sont réduits à des « êtres pour les autres », au sens freirien du terme. Selon Paulo Freire¹, la science et la technologique peuvent être des instruments permettant de réduire les hommes au statut de « choses » ; pourtant, elles peuvent aussi être utilisées pour promouvoir l’humanisation. (p.78-79)

Économie partout

La prédominance actuelle du discours économique, du fait que les États-nations ont perdu du pouvoir sur leurs économies nationales, affecte le monde de la petite enfance : marchandisation, commercialisation croissante sur la base d’hypothèses empruntées à l’économie libérale, selon lesquelles les marchés renforcent la concurrence qui à son tour rend les services meilleurs. La question de la petite enfance est désormais examinée à l’aune du « retour sur investissement », et non plus en termes de valeurs sociales, humanistes ou de solidarité. On cite des études parues à partir des années 1960, et surtout le fameux prix Nobel James Heckman et sa « courbe » supposée montrer que l’investissement dans les tout-petits produit de la valeur économique – thèses reconnues depuis comme infondées, étroitement circonscrites à la situation sociale des USA (et notamment de ses ghettos noirs). Malgré ces dénégations, les arguments démocratiques sont perdu du poids face aux arguments économiques.

« Le profane n’y voit rien »

L’auteur rapproche notre situation d’incompréhension face aux neurosciences, de ce qui s’est passé après Tchernobyl : le profane ne peut pas comprendre, il en est réduit à croire. Les parents ne peuvent pas comprendre ce qui se passe dans le développement du cerveau de leur bébé, mais ils sont rendus responsables…

Ce deuxième chapitre est d’une grande densité, mais la réflexion se construit de manirèe redoutablement efficace, montrant les intrications étroites de la science et de la politique. Le chapitre 3 va donc, très logiquement, analyser plus en détail les étapes de l’envahissement du sercteur de la petite enfance par l’économie de marché.

Chapitre 3. La marchandisation de la petite enfance

En Europe, les premières institutions de la petite enfance, fin XIX^e et début XX^e, sont avant tout des institutions de charité, aux mains des organisations caritatives des classes supérieures : on l’a vu dans le premire chapitre, la crèche est un « mal nécessaire », destiné aux femmes des classes populaires contraintes à travailler. C’est au cours des années 1960-70 que les crèches sont devenues un argument féministe pour lutter pour le droit au travail. Leur développement n’est pas homogène en Europe : dans les pays scandinaves, l’éducation pré-scolaire est considérée comme un droit pour tous sous la responsabilité de l’État, tandis qu’au Royaume Uni, la nursery school met l’accent uniquement sur les domaines du développement et des apprentissages, sans référence à des valeurs démocratiques, dans une perspective de préparation à l’école. À Pistoia en Italie, autre logique encore : on y a reconnu les structures d’accueil « d’intérêt public » – mais le caractère exemplaire de Pistoia ne doit pas faire illusion sur la situation italienne globale.

Quoi qu’il en soit, en général on distingue la crèche du  préscolaire (plus de 3 ans) : avec un clivage entre les États plutôt libéraux, où les crèches sont de la responsabilité privée, et les États sociaux, où elles sont plutôt prises en charge par le public. Dans beaucoup de pays, une place en crèche n’est pas un droit acquis.

Partout, les crèches ont connu un processus de marchandisation récent, au motif que la concurrence offrirait plus de choix aux parents, avec des prix plus compétitifs ; l’argument a beau avoir été dénoncé, il s’impose malgré tout. Le passage au financement privé conduit les parents à être considérés comme des clients ; le soutien de l’État consiste alors en chèques d’accueil ou crédits d’impôts offerts aux parents qui paient alors les sociétés privées avec cet « argent subventionné ». Dans ces pays, des entreprises multinationales s’emparent de secteur vastes du marché en achetant des prestataires indépendants plus petits : preuve qu’il y a des bénéfices à tirer.

La marchandisation est l’un des moyens saillants par lesquels l’économie pénètre tous les domaines, dans le contexte du néolibéralisme. (p.92)

Tout ceci est évidemment à éclairer du récent essai de Castanet sur les crèches : Victor Castanet, Les ogres, Flammarion, 2024.

L’éducation est formulée en termes économiques ; les prestataires sont supposés fournir un service transparent ; les parents sont supposés faire des choix avisés, et ainsi « réguler » le marché, les choix de crèches les moins pertinents disparaissant d’eux-mêmes uisque personne ne les “choisit”. Les prestataires mettent donc leur « produit » en vitrine, notamment via des labels : Montessori, Reggio Emilia… Ce système est mondial, alors même qu’on a pu montrer, études à l’appui, que le système avait pour conséquence une dégradation de la qualité de l’encadrement offert aux enfants dans ces crèches commerciales ! On a aussi constaté que ces crèches commerciales offraient une moins grande inclusion aux populations vulnérables.

En France, alors que le système public se maintenait bien, on a désormais 3 prestataires majoritaires (Babilou, People & Baby, et Les petits chaperons rouges), qui pèsent sur le gouvernement, par exemple pour abaisser les taux d’encadrement. Ces groupes sont souvent multinationaux.

Pour se maintenir, ce système développe un discours autour du choix des parents. On considère ici que les enfants sont de la responsabilité des parents, qui sont des consommateurs : le marché répond aux besoins des consommateurs en proposant des services, les parents-consommateurs font leur choix de manière avisée et ainsi régulent le marché. Il s’agit bien entendu d’une idéologie – pas d’un constat empirique ! 

En effet, des économistes, dès les années 1990, ont montré que ce type de raisonnement était faux : la « garde » d’enfants ne fonctionne pas comme un marché et les parents ne se comportent pas comme des “consommateurs”, d’ailleurs ils n’ont pas ce qu’on appelle « le choix ». Et les études sur la marchandisation de la garde d’enfants ont montré qu’elle avait des effets délétères : baisse des salaires et des qualifications des professionnels, modification de l’image de l’enfant (vers plus de scolarisation), qualité générale plus précaire, augmentation des inégalités.

En revanche, on a constaté que les parents étaient toujours, globalement, « satisfaits » : en fait, ils sont toujours satisfaits dès lors qu’ils ont trouvé un mode de garde ! Ils ne disposent en effet pas des qualifications et des situations qui leur permettraient de se montrer insatisfaits. En tout cas, on n’a pas observé de corrélation entre la « satisfaction » des parents et la qualité objective du mode de garde (taux d’encadrement, qualification, qualité du projet…) : les parents sont « accommodants ». Faudrait-il dès lors « éduquer » les parents ?! Certains économistes américains le préconisent : s’ils ne sont pas aptes à choisir le meilleur rapport qualité/prix, il faut les former. Le marché a besoin de « consommateurs bien informés » pour fonctionner !

Pour Vandenbroeck, ce langage montre bien qu’il s’agit d’une idéologie : alignement entre psychologues du développement et économistes ; transformation des parents en consommateurs ; retrait de la responsabilité publique ; absence de réflexion sur ce que serait cette « qualité » pour laquelle les parents feraient des choix. On fait comme s’il s’agissait d’une vérité objective, alors que la « qualité » d’un mode d’accueil de jeune enfant résulte d’une série de choix – il n’y a en effet pas de consensus des « experts » sur ce que doit être un lieu d’accueil, alors pourquoi y en aurait-il chez les parents, comment pourraient-ils être à même de faire le « bon » choix ?

Par ailleurs, en réalité, en Europe, il n’y a pas réellement de choix, mais plutôt une pénurie de modes d’accueil.

On observe donc une forme de contradiction : les politiques argumentent en disant qu’il faut se fonder sur des faits prouvés (evidence based politics), mais toutes les études montrent qu’en cas de marchandisation des crèches, la qualité d’encadrement baisse : voilà donc une « evidence / preuve » que ce n’est pas le chemin qu’il faut prendre. Donc, poursuivre dans la voie de la marchandisation est bien une décision idéologique, et pas du tout un traitement rationnel des faits.

L’auteur préconise au contraire de considérer les crèches comme des lieux d’intérêt public, en repensant la responsabilité éducative, partagée entre parents et domaine public.

Chapitre 4. L’éducation quantifiée

L’auteur repart de Paulo Freire ( Pedagogy of Hope), qui prend acte du fait (il y a 50 ans !) que nous sommes entrés dans une société pragmatique et matérialiste, qui refuse les rêves et les utopies. Tout le chapitre sera dans l’esprit de Freire, et de sa volonté que les parents et les citoyens s’émancipent, et s’emparent des décisions pour eux-mêmes et leurs enfants.

De fait, les discussions aujourd’hui sur la petite enfance ne sont centrées que sur l’impact des mesures éducatives en termes de « retour sur investissement ».  Par exemple, les batteries de tests internationaux auxquels sont soumis les enfants scolarisés (PISA, PIRLS et compagnie) produisent des masses de données, qui permettent  notamment, parce que les tests sont standardisés, de proposer des classements internationaux. Vandenbroeck évoque le plus récent (2012) de ces tests au sein de l’OCDE, le IELS (Early Learning and Wellbeing Study), appelé familièrement le « baby-PISA », qui a pour but de mesurer, chez les enfants de 5 ans, les « compétences nécessaires pour réussir en éducation et pour grandir comme des citoyens heureux, sains et responsables » (p.110). En comparant les résultats de IELS et PISA, c’est-à-dire des performances à 5 et 15 ans, on devrait, dans l’esprit des promoteurs de ces logiques, mesurer l’efficacité de politiques éducatives. Mais cette logique ne fait pas l’unanimité :

Cette évolution des mesures et du chiffrage de l’éducation avec l’ambition d’y inclure les enfants d’âge préscolaire se heurte à des critiques virulentes émanant d’expert·es de l’éducation du jeune enfant dans plusieurs pays. Elles portent sur le fait que IELS définit le sens de l’éducation du jeune enfant sans aucun débat démocratique à ce propos. (p.111)

En effet, les structures d’accueil du jeune enfant pourraient tendre à être évaluées à l’aune du score IELS qu’elles permettent d’atteindre, ce qui entraînerait une diffusion du seul modèle anglo-saxon selon lequel « la mission du pré-scolaire réside dans le soutien du développement individuel des enfants » (p.111), sans plus de place pour des modèles alternatifs, comme le suédois (valeurs démocratiques surtout) ou l’italien (culture de l’enfance), ou encore le néo-zélandais (multiculturalité).

La prétendue objectivité des chiffres masque le fait que les données recueillies sont elles-mêmes déjà ordonnées selon une certaine vision de la petite enfance. La dimension politique du « projet » autour de la petite enfance est invisibilisée, de même que sa dimension éthique : une vision universaliste et normative, standardisée, s’impose, au détriment de la diversité culturelle. Norvège et Nouvelle-Zélande, pour ces raisons, refusent désormais de participer à IELS, sur demande de leurs communautés éducatives. Donc on se limite à trois pays : Angleterre, USA et Estonie ! Avec élargissement demandé par l’OCDE, ce qui est évidemment inquiétant.

Il est à prévoir que cette vision plutôt étroite, a-culturelle et a-historique de l’éducation du jeune enfant dominera les discussions politiques et sera petit-à-petit présentée comme allant de soi. Ce qui est mesuré (et comment) n’est plus le résultat d’un débat approfondi dans les pays participants impliquant professionnelles et chercheur·es, sans parler du fait que les parents auraient leur mot à dire sur le sens des structures auxquelles ils sont priés de confier leurs enfants. (p.113)

Dans le monde contemporain, on pense qu’une recherche est juste et objective dès qu’une question de recherche est posée en termes chiffrés et que les méthodes sont quantitatives. Quand une recherche est qualitative, on la considère souvent comme « exploratoire », voire subjective. Mais l’auteur voit 4 types de dangers dans une conception « quantifiée » de l’éducation :

1. Standardisation
2. Confusion entre corrélation et cause
3. Délire sur la « prédictibilité » des comportements
4. Le choix des chiffres et des questions de recherche

Les trois premiers points ont déjà fait l’objet de pas mal de travaux, il va les évoquer plus rapidement et surtout se concentrer sur le 4^e.

Standardisation

Pour pouvoir comparer des résultats à l’échelle internationale, il faut standardiser les questions : cela signifie donc évacuer tous les particularismes locaux, évolution des normes, etc., et à la place, les remplacer par des valeurs qui sont présentées comme universelles : autorégulation de l’enfant, autonomie de l’enfant, individualisme. Cela signifie évacuer d’autres valeurs, qui pourtant sont tout aussi intéressantes : éduquer l’enfant au vivre-ensemble, à la solidarité, à la coopération, au respect de la diversité, au multilinguisme,  à la conscience écologique, à l’art et à la beauté… Or, ces évaluations internationales oublient que choisir « autorégulation » plutôt que « éveil à la conscience écologique », ce sont des choix politiques, cela n’a rien d’une vérité de fond sur ce qui serait « universellement bon » pour élever un enfant.

L’auteur pose donc la question : on veut mesurer pour comprendre, mais comprendre quoi ?…

Il prend un exemple concret : une échelle d’évaluation de la qualité de l’accueil du jeune enfant, qui s’appelle CLASS et a été développée aux USA avant d’arriver en Europe. L’échelle est importante : quand elle permet de mesurer la qualité du feedback qu’un adulte accorde à un enfant, on voit la différence entre des crèches portugaises et des crèches belges, dans le nombre d’adultes par enfants accueilli. Mais quand on entre plus dans le détail on se rend compte que ces échelles, pensées depuis une culture, sont en réalité difficilement utilisables dans une autre culture. Par exemple, un élément servant à analyser la qualité d’une interaction adulte-enfant est le critère « contact visuel (œil à œil) » : or ce critère peut varier d’une culture à l’autre, où on se regarde moins dans les yeux, ou alors en recherchant un contact moins long. De même pour la manière dont un adulte intervient dans le jeu des enfants : dans certaines cultures, l’adulte est plus interventionniste, dans d’autres, il est plus en retrait (et c’est une décision pédagogique assumée), alors comment  ériger des normes et pourquoi dire qu’un adulte qui intervient plus est un point positif ?… Une étude critique menée par des chercheuses italienne souligne aussi que CLASS ne prend pas en compte un certain nombre de critères qui leur paraissent pourtant importants :

• L’attention à l’aménagement de l’espace, considéré comme « éducateur » en lui-même
• L’attention aux relations entre enfants
• Les enfants comme source d’apprentissage
• L’inclusion
• L’interculturalité

[Cette étude italienne] conclut que promouvoir une approche culturelle critique des outils d’évaluation signifie avant tout cesser de considérer la relation entre les outils et les structures qu’ils évaluent uniquement de manière unidirectionnelle. (p.118)

Pour Vandenbroeck, une évaluation doit être co-conçue avec les professionnel·les, dans une démarche réflexive. Cela permet à tous les acteurs de l’éducation de s’impliquer, d’être davantage conscients des valeurs qui sous-tendent leurs gestes et leurs décisions. Il faut donc nuancer la validité de ces instruments de mesure standardisés.

Confusion corrélation/causalité

On connaît bien ces dérives, fréquentes avec PISA notamment, ou avec le rapport de l’Inserm (2005) : la presse tend trop rapidement à résumer que le fait de parler une langue maternelle à la maison  causerait un retard scolaire des enfants issus de l’immigration, alors qu’il y a une simple corrélation (les enfants issus de l’immigration parlent une autre langue à la maison et sont en retard scolairement, en général, mais l’un ne cause pas l’autre). Pour être exact, il faut des analyses plurifactorielles : on sait par exemple qu’en général, les enfants multilingues ont des résultats supérieurs aux enfants monolingues, toutes choses égales par ailleurs : ce n’est donc pas le multilinguisme des enfants d’immigrés qui cause leur retard scolaire, mais un faisceau d’autres causalités. On interprète mal les chiffres issus de ces évaluations.

Confusion prédiction/probabilité

Dans les études quantitatives réalisées à partir d’échantillons considérés comme représentatifs, on fait des calculs de probabilité : si une famille cumule un certain nombre de caractères (précarité, faible niveau d’éducation, isolement social), le risque que l’enfant soit maltraité est statistiquement plus grand. Ces calculs de probabilité sont importants pour mener d’amples politiques de protection. Mais cela ne définit pas de manière prédictive le comportement d’un individu ou d’une famille ! Les familles « à risque de… » ne sont pas systématiquement des familles maltraitantes, heureusement. Mais cette confusion entre probabilité et causalité est à l’origine de bien des interprétations fautives des études.

Le choix des chiffres

Quand on fait une étude, on choisit de rechercher telle ou telle donnée, et on choisit de rapprocher tel et tel résultat. Une chose qu’on ne choisit pas d’analyser, c’est une chose qui passe sous les radars. Par exemple, on a des chiffres sur le nombre d’enfants qui fréquentent les lieux de la petite enfance, partout en Europe, mais on n’a pas de chiffres – parce qu’on n’a pas cherché à en avoir – sur les inégalités d’accès à ces lieux d’accueil. En général, les pays travaillent peu sur les inégalités. Cela rappelle que les « chiffres », les « données », c’est toujours idéologique : on ne cherche que ce qu’on veut savoir… Mais on fait comme si les chiffres étaient neutres, alors qu’ils sont toujours le fruit d’une volonté, donc d’une idéologie. Toute mesure relève d’un choix idéologique.

Pour reprendre l’exemple de l’IELS, qui mesure entre autres l’environnement des apprentissages dans la famille, les premiers rapports expliquent que les parents qui lisent plus aux enfants et conversent plus avec eux, comme les foyers qui ont davantage de livres, ont des enfants de 5 ans qui sont plus en avance dans leur développement, même après contrôle du niveau socio-économique. Les enfants inscrits dans des activités payantes (club de sport, de danse, de natation, leçons de langue ) font également mieux que la moyenne, alors que – toujours après “neutralisation” du niveau socio-économique – le type de lieu d’accueil et d’éducation fréquenté, et l’âge ou l’intensité de la fréquentation ne font que peu de différences. Le sujet ici n’est pas de savoir si cela est vrai ou faux. Mais il est à noter que l’IELS renforce l’idée selon laquelle le foyer familial devrait être un lieu d’apprentissage parascolaire, de préparation aux connaissances scolaires, et que les loisirs payants y contribuent. Ce faisant, cela accrédite la thèse que la parentalité consiste principalement en une série de compétences et de comportements rationnels (lire, acheter des livres, converser d’une manière spécifique) et donc que, en tant que parent, on est bien responsable de l’avenir de son enfant  ;  bien plus que la responsabilité publique, vu que le type de lieu d’accueil a moins d’influence. L’idée que les aspects du développement mesuré par l’IELS sont ceux qui comptent vraiment dans la vie d’un futur adulte n’est pas remise en question. D’où l’importance d’éclairer la nature idéologique de ces critères. (p.123-124)

Il faut donc faire une critique de l’objectivité prétendue de ces évaluations, pour rendre de nouveau possible un débat idéologique sur l’éducation, en finir avec le fatalisme, et nous ré-emparer des choix de valeurs concernant les enfants.

Chapitre 5. La participation parentale

Vandenbroeck rappelle que la loi française reconnaît le parent comme « premier éducateur », et que partout dans le monde on prétend que c’est le parent en effet qui a la main sur l’éducation de son enfant. Cela implique un certain nombre d’attentes : le « bon parent » serait celui qui s’implique, se mobilise, participe – sinon il est suspecté d’indifférence. Or dans ce chapitre l’auteur montre qu’il n’est pas facile pour les parents de comprendre de quelle manière il peut « bien » s’impliquer ; ni trop, ni trop peu…

Il cite une enquête récente menée auprès de mères, issues d’une immigration récente, qui ont des enfants en petite section : l’une explique aux autres comment elles doivent « manifester leur implication », et elle leur dit que chaque matin il faut aller vers la maitresse et lui poser une question, n’importe laquelle, pour montrer qu’on s’intéresse ; l’autre réplique que ce genre d’attitude risque de donner l’impression d’une mère anxieuse, qui n’a pas confiance dans l’école, et que son enfant sera mal considéré. Cette enquête révèle comme les parents se sentent perdus devant les injonctions implicites à « s’investir ».

Vandenbroeck analyse ces sources d’anxiété parentale à la lumière des « subaltern studies » théorisées par Gayatri Spivak (Les subalternes peuvent-elles parler ?), à la suite des théories de Foucault et Deleuze. En fait, lorsqu’on part du principe, implicite, que « les parents doivent participer », mais sans impliquer concrètement les parents réels dans ce que signifie « participer », alors on réduit un certain nombre de personnes au silence. Cela tient à plein de détails :

• Un manque de familiarité avec la « conversation », qui empêche certains parents d’entrer en discussion naturelle avec les éducateurs (crèche, école) ;
• un malaise que certains parents peuvent ressentir dans des lieux d’éducation, attachés à de mauvais souvenirs ;
• la barrière de la langue, qui produit chez certain sparentsune mauvaise image de soi.

Ces facteurs produisent le sentiment qu’il vaut mieux se taire, plutôt que donner une mauvaise image de soi. Le stress économique et l’isolement social peuvent tenir des parents à l’écart des réunions proposées. Tout ceci fait que la voix des parents est difficilement audible ; alors on les accuse rapidement de manquer d’intérêt, d’engagement.

Or ces dernières années, les études scientifiques se sont beaucoup intéressées à la « participation parentale », sans s’interroger sur les modalités extrêmement variables, culturellement et politiquement, de cette « participation ».

Dans le monde anglo-saxon, le chercheur John Bennett distingue deux types d’approches de l’éducation de la petite enfance : le modèle « tradition de la pédagogie sociale », qui considère l’éducation de la petite enfance comme une préparation à la vie en général, dans laquelle ce que vit l’enfant « ici est maintenant » vaut en soi ; et le modèle « tradition de l’école pré-primaire », dans lequel on s’occupe surtout de l’acquisition de connaissances et compétences cognitives importantes pour la scolarité future. À partir de cette distinction, Vandenbroek et ses collègues ont effectué une étude comparative dans 13 pays.

Leur étude montre que souvent les programmes d’éducation de la petite enfance essaient d’offrir à tous les enfants un environnement d’apprentissage riche. La plupart des programmes préconisent que cet objectif soit atteint en se centrant sur l’enfant, et cette vision nécessite l’inclusion des parents parce qu’ils ont une connaissance unique de leur enfant, de ses expériences, de ses intérêts et de ses capacités. La plupart de ces programmes proposent une approche holistique de l’apprentissage, qui reconnaît l’appartenance des enfants à une famille, à une communauté. Dans la plupart de ces programmes la collaboration entre les professionnels et les parents permet aux enfants de devenir confiants et impliqués, et de développer une image de soi et une identité culturelle positives. Pourtant le consensus n’est pas total. Par exemple en Angleterre, en Irlande et à Hong Kong, les programmes sont orientés vers des résultats spécifiques pré-établis : la participation des parents est alors nécessaire pour apporter une stimulation complémentaire à la maison.

La collaboration éducative avec les parents est alors envisagée sur la base de la compensation (de déficits) plutôt que de la continuité. (p. 137)

La participation parentale a aussi une autre raison  : le suivi du développement de l’enfant. Dans certains pays, comme au Danemark ou à Berlin, on considère que les évaluations des enfants par les professionnels sont plus complètes si elles tiennent compte des observations des parents : on parle de pratiques d’évaluation partagée. En Angleterre au contraire l’évaluation sommative des compétences des enfants ne propose pas de participation des parents, qui ne sont sollicités que lorsque les professionnels sont inquiets. En dehors de ces situations, l’information passe des professionnels aux parents et pas dans l’autre sens. Dans ces programmes, on veut renforcer la prise de conscience et la réflexion des parents sur leur rôle éducatif : on attend qu’ils activent des pratiques parentales de soutien du développement de leur enfant à la maison, mais sans réciprocité.

En bref, si le suivi des enfants est une caractéristique commune du partenariat éducatif dans tous les programmes, les logiques sont très différentes : dans un cas des stratégies de responsabilisation des parents, en les sensibilisant aux lacunes de leurs enfants ; dans d’autres cas une insistance sur ce que le parent peut apporter à l’évaluation de son enfant, dans une logique de co-éducation.

À Berlin, au Danemark, en Nouvelle Zélande, on implique beaucoup les parents dans la construction du projet même d’accueil du jeune enfant : que souhaitent-ils pour leur enfant ? On peut parler d’implication démocratique institutionnalisée. Dans d’autres pays, la participation parentale est plutôt vu comme un « soutien à la parentalité », surtout dans des cas où les parents sont fragilisés (économiquement, culturellement). Les lieux d’accueil de la petite enfance sont alors également des lieux sociaux, permettant aux parents d’en rencontrer d’autres, ou de fréquenter des professionnels soutenants. Dans d’autres programmes encore, manifestes dans les pays d’économie très libérale, le lieu d’accueil de la petite enfance est conçu comme  un soutien parental, non pas pour le bien des parents, mais pour éviter aux enfants d’être désavantagés dans leur évolution cognitive et scolaire : les professionnels sont invités à dépister des signes de « négligence », par exemple, et doivent aider les parents à créer un environnement familiale propice aux apprentissages (home learning environment).

Cette vision du soutien parental comme une réduction des dommages est construite indépendamment de ce que les parents eux-mêmes peuvent trouver encourageant. (p .142)

Tous les programmes d’accueil du jeune enfant promouvant la participation des parents reposent sur une conception, idéologiquement marquée, de ce que sont ces parents : ils peuvent être considérés comme « ignorants » des contextes favorables au développement de leur enfant, et dans ce cas il faut les éduquer, les informer ; dans d’autres configurations, on considère que la « bonne parentalité » est à l’intersection de facteurs nombreux, et qu’il est important de soutenir cette parentalité.

Bref, dans les programmes de Grande Bretagne et de Hong-Kong,  les parents sont perçus comme une ressource éducative « latente » : il faut donc les informer, c’est tout. Dans les programmes inspirés de l’approche socio-pédagogique (Suède, Danemark, Berlin, Belgique néerlandophone) au contraire, on met l’accent sur la participation des parents en tant que droit démocratique : ce sont des partenaires compétents dans la prise de décision.

Pour compléter cette étude de terrain, Vandenbroeck et certains de ses collègues ont aussi mené une étude de la représentation des parents dans les articles scientifiques sur l’éducation du jeune enfant. Le bilan de cette étude, c’est que les parents sont sollicités pour s’impliquer, mais pas pour construire le projet pédagogique qui supposerait cette implication de leur part… On les voit comme des « auxiliaires » favorisant les acquisitions cognitives de leurs enfants, des sortes « d’instruments » de l’éducation.

L’analyse de 127 articles parus dans des revues académiques montre que la construction unilatérale (sans participation des parents) et instrumentale (préparation à la carrière scolaire) de la conceptualisation de la participation parentale y est tout aussi répandue. (p.149)

Les chercheurs dont les travaux ont été analysés, notamment les plus critiques, ont montré que, paradoxalement, les environnements où on sollicite le plus la participation des parents, mais sans les impliquer dans le projet pédagogique supposant cette participation, sont ceux qui risquent le plus d’accentuer l’échec des enfants dont les parents sont « non-participants ». Les auteurs suggèrent donc précisément d’inverser la logique, à des fins d’empowerment des parents. Mais cette notion d’empowerment est ambivalente, car parfois elle sert surtout à développer une perspective très individualiste. Vandenbroeck consacré donc un développement à cette notion, et aux dérives récentes de son utilisation.

L’empowerment

Il commence par revenir à des études de « psychologie communautaire » qui datent de la fin des années 1980. Initialement en effet, le concept d’ empowerment et le concept d’agency (agentivité) sont utilisés dans une perspective globale, « écologique » : il s’agit d’étudier la manière dont les gens peuvent exercer un contrôle sur leurs communautés, donc ces notions sont à envisager dans le cadre des interactions entre l’individu et sa communauté, pas du tout dans une perspective individualiste. Donc si on visait l’empowerment des parents, il faudrait mener des politiques qui visent globalement l’environnement communautaire (donc les structures d’accueil), et pas des actions qui visent individuellement les parents.

Les origines du concept d’empowerment résident dans la relation entre les individus et leur contexte social, et le concept a été utilisé pour contextualiser et favoriser les interventions dans le contexte social et dans les institutions qui peuvent jouer un rôle important dans la réalisation de l’égalité des chances, de la participation civique et de l’exercice des droits politiques. (p.153)

Malheureusement, aujourd’hui, on constate que le concept a complètement glissé, ce contre quoi les inventeurs de la notion mettaient pourtant en garde dès le début.  On utilise la notion d’empowerment comme développement de capacités individuelles, voire individualistes, de parents isolés de leur groupe social, comme en Angleterre, où on demande à des parents-formateurs d’inciter d’autres parents à suivre des cours de parentalité… On a donc complètement détourné le concept, qui supposait une émancipation, un accès à l’action civique, liée aussi à un sentiment d’efficacité (gratifiant), et qu’on a transformé en adhésion passive à des « bonnes pratiques » décidés en dehors des parents et de leurs groupes sociaux.

C’est une illustration flagrante de l’individualisation de la responsabilité parentale. Là où le concept d’empowerment voulait faire entendre la voix de l’individu dans les structures en travaillant sur les structures, aujourd’hui on travaille sur l’individu, et il ressort désormais de la responsabilité de l’individu (en quête d’empowerment) de se faire entendre. (p.154)

Cette analyse est une nouvelle fois très claire : on comprend comment les mots, les expressions, les concepts peuvent être détournés, au service d’un projet idéologique. La “participation” des parents est attendue – mais derrière ce mot on pense en fait davantage à une soumission aux règles implicites des structures (crèches, écoles) qu’à une réelle participation citoyenne, démocratique et libératrice. De la même façon, on a détourné le sens de l’empowerment, pour en faire simplement un outil de déploiement de l’individualisme.

Chapitre 6. Le soutien à la parentalité

Le terme de « parentalité », puis la notion de « soutien à la parentalité, apparaissent à la fin du XX^e siècle, avec un flou notionnel important, et des publications innombrables, ainsi que des politiques publiques qui partent dans des directions très diverses. Le sociologue François de Singly considère qu’il y aurait actuellement une sorte de « gouvernement politique de la parentalité », lié à l’identification d’un « problème parental ». Vandenbroeck remarque que les actions de soutien à la parentalité sont définies du point de vue des prestataires de ce « soutien », et pas du point de vue des « bénéficiaires », par exemple pour les REAAP (réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents) créés en 1998 à la suite de la conférence de la famille. Ce chapitre pose quelques questions : est-ce que l’intention de ces structures se vérifie dans leurs effets constatés ? Est-ce que le « soutien à la parentalité » soutient les parents, et surtout, qu’en pensent-ils eux-mêmes ?

Une vaste étude menée en 2016 par la CNAF auprès de 6000 parents montre en fait un décalage flagrant : la première préoccupation des parents est d’offrir de bonnes conditions de vie à leurs enfants, alors que les actions de soutien à la parentalité ne sont jamais orientées vers cette question matérielle des conditions de vie (et plutôt centrées sur les « compétences » des parents).

En Belgique, une vaste étude impliquant plus de 1400 parents (via les PMI notamment)  a donné elle aussi des résultats intéressants. D’abord par la diversité des réponses : chaque parent est différent, et on ne trouve pas d’homogénéité de leurs attentes, ni selon les groupes socio-ethniques, ni selon les catégories socio-économiques. Cela signifie que les actions orientées vers l’identification de « groupes » aux besoins similaires sont… à côté de la plaque.

Mais il y a quand même des préoccupations communes. La première, c’est le manque de temps ; cette préoccupation rejoint les résultats de l’enquête de la CNAF en France. La 2^e préoccupation commune, c’est l’importance du soutien social (en anglais social support), c’est-à-dire le soutien que le parent reçoit de son partenaire, de ses parents, de sa famille, de ses amis. Cette préoccupation est aussi présente dans l’enquête de la CNAF, et révèle qu’en cas de problème (matériel, informationnel, émotionnel), un parent se retourne vers son groupe social proche, puis vers internet, et seulement en dernier ressort vers des professionnels. Ces résultats sont confirmés par des études internationales. Ils soulignent donc un énorme paradoxe : alors que les attentes des parents sont principalement  sociales, le « soutien à la parentalité » néglige l’aspect du soutien social, et ceux qui assurent le « soutien à la parentalité »  ne viennent pas de ce secteur social : au contraire, ils proposent souvent des activités qui isolent le parent, le décontextualisent, le considèrent comme un individu seul à assurer l’éducation de son enfant – à l’exception de lieux comme les LAEP par exemple.

Une enquête à Bruxelles, par exemple, a montré que 20% des parents passaient plus de 7 heures par jour seul(e) avec leur enfant et en souffraient, ayant l’impression de ne pas « assurer » et de souffrir de solitude : or le soutien à la parentalité ne fait pas de soutien social, alors que c’est la demande la plus universellement constatée parmi les populations de parents interrogées ! Au niveau français, je me demande si on ne pourrait pas dire que la suppression des « salles d’attentes » pleines en PMI a elle aussi accentué ce phénomène : auparavant, la salle d’attente était un espace informel de soutien social entre parents, mais maintenant, chacun vient à l’heure de son rendez-vous, et ne fréquente plus les autres parents dans des situations analogues.

Même quand on met en place des « groupes de parole », ils sont pensés en direction de groupes identifiés comme « à risque ». Même s’ils participent à créer du lien, de l’entente (bonding), et aident les parents à trouver comme s’en sortir (getting by), ils ne résolvent que la moitié du problème, car on sait que lorsqu’on ne fréquente que des gens aux problématiques similaires aux siennes, on ne reçoit que des informations et solutions redondantes, tandis que si on fréquente des gens aux profils sociaux plus variés, plus éloignés de soi, on élargit son horizon, on découvre d’autres ressources et perspectives, ce que le sociologue Ronald Burt appelle « bridging social capital » (rapprochement de capital social) : le bridging sert à aller de l’avant (getting ahead), il est plus émancipateur. Il faut donc les deux,  bonding et  bridging : le premier donne un ancrage, de la confiance, du soutien, le second de l’ouverture vers des ressources que les parents n’auraient pas trouvées dans leur cercle proche.

Ce que les parents vivent comme soutenant dans le soutien social n’est pas seulement lié à la reconnaissance mutuelle, mais également à la confrontation avec de nouvelles idées, et le sentiment que (par exemple en tant que parent adoptif, ou mère seule, ou père immigré) certains problèmes sont également partagés par des parents qui ont une autre expérience. Il y a donc un paradoxe : quand le soutien à la parentalité prend une forme moins individuelle, en rassemblant des parents, cela passe encore souvent par une forme de catégorisation de ces parents qui se fondent sur une seule caractéristique. Cette pratique courante entrave la capacité à aller de l’avant et la formation de capital social. On pourrait dire que les approches de soutien à la parentalité qualifiées de « sociales »… ne le sont que très peu. (p.166)

Des études récentes montrent que ce soutien « social » se joue aussi en ligne, pour les parents. Par exemple, dans les groupes Facebook de parents. Ce qui peut surprendre, c’est que, lorsqu’ils posent en ligne une question relevant d’un problème dans l’éducation de leurs enfants, les parents reçoivent une multitude impressionnante de conseils divergents… et malgré tout manifestent une très grande satisfaction. On peut en conclure que ce n’est pas la technicité et la « vérité » du conseil reçu qui leur permet d’obtenir satisfaction, mais le fait même de recevoir des réponses, créant un environnement soutenant, au sein duquel ils choisissent librement de construire leur réponse.

Catherine Sellenet, qui a analysé l’apparition du mot et du concept « parentalité », souligne qu’on n’en parle que lorsque cette parentalité paraît poser problème. Vandenbroeck propose de voir 3 étapes importantes dans le déploiement de cette notion :

1. Les compétences parentales

Comme on l’a vu, l’image du « bon » parent change selon les époques. Aujourd’hui, dans le monde anglo-saxon notamment, il doit manifester des compétences (skills). On considère de plus que celles-ci sont appuyées sur des connaissances – en ce moment, des connaissances sur le fonctionnement du cerveau et des acquisitions cognitives des enfants.

Quand élever son enfant est une question de connaissances et des comportements adéquats, cela implique que l’éducation est avant tout une affaire individuelle et décontextualisée. Il n’est plus question du contexte social, économique, qui rend plus ou moins possible de s’occuper au mieux de son enfant. De plus les compétences sont présentées comme anhistoriques, apolitiques et aculturelle, et donc universelles et allant de soi. Il n’est plus question de valeurs, ni d’éthique ou d’esthétique. Il s’ensuit que ce qu’est un bon parent ne fait plus débat, il n’y a plus qu’une seule réponse possible à la question de ce qui constitue la bonne parentalité : c’est la parentalité positive. (p.171)

On lit cette croyance dans le document de la Commission européenne Positive Parenting Interventions (2019), qui liste les « meilleures pratiques ». Vandenbroeck rapproche cette liste de bonnes pratiques du programme « Triple P » (Positive Parenting Program), répandu dans plus de 30 pays.

Ce programme Triple P, né à l’université de Queensland en Australie, propose plusieurs niveaux, de l’information de l’ensemble de la population (niveau 1) à des thérapies spécialisées pour les problèmes complexes (niveau 5), en passant par des consultations individuelles de 20 minutes (niveau 3). Ce programme vulgarise le concept de « parentalité positive », qui se décline en 10 « commandements », qui listent des cas très concrets avec la « bonne » manière à adopter du côté du parent. On peut aller regarder ça, et c’est assez stupéfiant je dois dire, à cette adresse : https://www.triplep-parentalite.fr/fr-fr/triple-p/

Le modèle du « bon » parent est désincarné, hors contexte : de manière assumée, pour les créateurs de Triple P, il ne s’agit pas d’améliorer les conditions de vie des parents, mais de les amener à une « meilleure parentalité » malgré des conditions de vie délétères.

Le parent idéal est donc aussi celui qui accepte ses conditions, se montre prêt à admettre son échec personnel et à chercher de l’aide pour y remédier. (p.175)

La parent idéal envisagé par ce modèle est auto-régulé (self-regulation), autosuffisant (self-sufficiency) et autogéré (self-management), mais aussi auto-surveillé, auto-évalué, auto-déterminé et auto-sélectionné : un individu qui n’a besoin de personne, dans une société qui est une addition d’individus. Catherine Sellenet le souligne aussi : la notion de « compétence » parentale s’inscrit dans une logique individualiste.

2. La gestion de  risque

Vandenbroeck propose, comme toujours, de partir d’une analyse historique, et cette démarche me paraît extrêmement solide. Jusqu’aux années 1950, on partait du principe que trois sortes de parentalités étaient fusionnées dans la personne du « père de famille » : parentalité légale (qui a la garde), biologique (qui est le géniteur), pédagogique (qui l’élève). À partir des années 1970, cette norme est remise en question, alors la méfiance s’installe à l’égard des parents qui défient cette norme. Le parent « individuel » (divorcé, célibataire…) apparaît, et on a peur qu’il ne soit pas à la hauteur de la tâche : il y a un « risque ». Les émeutes de 2005, en France,  coïncident avec la publication du rapport de l’Inserm sur l’émergence, et éventuellement la prévention de la délinquance juvénile, déjà évoqué plus haut, rapport qui plaide pour un « dépistage » précoce, et configure les services de soutien à la parentalité en instances  de dépistage et gestion de risques (on parle de « favoriser les interventions dans les familles à risque »). Le rapport Bénisti (2005, demandé par et remis à Nicolas Sarkozy) inclut cette conception de la parentalité au sein d’une politique sécuritaire, ce qui suscite une vague de protestations chez les professionnels de l’enfance. Mais en 2010 le rapport de Bockel La prévention de la délinquance des jeunes reprend les mêmes recettes : la parentalité devient une affaire d’ordre public, et on attire la méfiance sur certaines familles (issues de l’immigration, allophones, etc.).

Ces évolutions forment une base solide pour des politiques de dépistage et de prévention précoce à l’aide d’études statistiques de la population et qui trop souvent en font un usage simplificateur, où les caractéristiques d’une population valent comme prédiction pour un individu singulier. (p.180)

Comme en Angleterre avant nous, on invoque un prétendu « déficit parental » qui serait responsable des problèmes sociaux. Ce qui relevait jadis de problèmes sociaux est redéfini comme problèmes éducatifs, et surtout parentaux. Et les politiques de prévention sont à double tranchant : sous couvert de régler les problèmes avant qu’ils ne surviennent, elles légitiment des interventions dans le privé des familles. Plutôt que de considérer qu’éduquer, c’est « faire avec » les risques, on considère qu’éduquer renvoie à la responsabilité d’éviter tout risque. On voit d’ailleurs cette logique à l’œuvre dans le site ministériel consacré aux 1000 premiers jours de l’enfant, qui énumère tous les risques encourus à domicile par le jeune enfant.

3. La scientifisation du soutien à la parentalité

Aujourd’hui, on attend des réponses sous forme de « programmes » et ceux-ci doivent être efficaces, c’est-à-dire avoir apporté la preuve « scientifique » de leur effet réel. C’est l’importation dans le domaine social de la logique « evidence based » qui prévaut désormais dans les sciences bio-médicales : il faut des soins « fondés sur des preuves » [scientifiques].

En France, le dispositif « Parler Bambin » a répondu   à cette nouvelle logique. Pourtant, les évaluations du programme ont été décevantes : mais au lieu d’en tirer argument pour considérer que le programme était mal pensé, on a au contraire décidé de l’accentuer, car les résultats décevants étaient “forcément” liés à des familles qui n’avaient pas assez conscience du besoin de leurs enfants d’un soutien langagier…

Pourtant, historiquement, la médecine « evidence based » n’est pas l’application de recettes éprouvées, car dans la pensée de ses promoteurs (David Sackett & cie), c’est une pratique médicale qui tient compte des faits prouvés scientifiquement et des choix et préférences du patient. Mais en étendant le règne de ces pratiques « fondées sur des données probantes », on a souvent ignoré ce dernier critère. Et dès les années 1990 on a étendu l’exigence de « données probantes » à la psychologie – surtout dans les pays anglo-saxons, et d’abord aux USA. Il s’agit d’un « scientisme » plus que d’une authentique rigueur scientifique.

Ce n’est peut-être pas une coïncidence si cette unification est plus forte dans le pays à gouvernement libéral où les services sociaux sont limités et où l’État n’intervient que lorsque les choses tournent mal. En effet il s’agit de pays où les soins de santé, y compris de santé mentale, sont largement privatisés, dépendant donc beaucoup de l’intromission des compagnies d’assurance privées qui préfèrent les traitements courts, protocolisés (prescrits en détail), dont l’efficacité est prouvée. (p.188)

Pour cela, on prend l’habitude de se référer exclusivement à l’une des modalités possibles de la production de la preuve scientifique : les essais contrôlé randomisés (ECR, randomised controlled trials) : deux groupes de population, comparables, sont constitué, l’un reçoit le traitement et l’autre non, pour servir de témoin et permettre la comparaison. Mais cette méthodologie est longue et couteuse, les compagnies d’assurance (qui sont le principal acteur de cette évolution des pratiques de soin) l’utilisent donc en général que pour tester des thérapies courtes et pas chères ni complexes. Cela explique  par exemple que dans le domaine des soins psychiques, la logique « evidence based » ait consacré le triomphe des thérapies comportementales (courtes, standardisées) au détriment des approches psychologiques plus longues, nécessitant beaucoup d’intervention humaine de haut niveau (un psy, des rendez-vous réguliers sur le long terme), que personne n’a jamais eu les moyens de tester à grande échelle selon les mêmes principes. Bien sûr, les praticiens de terrain ont protesté, et l’APA, la principale association professionnelle de psychologues a émis des recommandations, disant que la logique ECR n’était qu’une des formes possibles de la production de la preuve, sans qu’il y ait de hiérarchie entre elles.

Mais entretemps, cette logique de la « donnée probante » s’était déjà élargie au-delà des soins psychiques, vers le domaine de l’intervention sociale et de l’éducation. On rejette, dans ce domaine, l’idée que l’ECR serait seulement « une » des manières de faire preuve, et au contraire, on valorise une « hiérarchie des preuves », notamment aux Pays-bas. Sans surprise, des dispositifs comme le « Triple P » atteignent le plus haut niveau de preuve – donc de légitimité aux yeux des décideurs publics.

Or ça pose plein de problèmes. Pour qu’une ECR soit valide, il faut une méthodologie unique, similaire pour tous les participants : c’est nier la nécessité qu’une démarche de soutien parental s’adapte à chaque situation… Autre problème : pour que deux groupes puissent être comparés, il faut qu’ils soient identiques. On doit donc écarter tous les individus qui, au sein de ce groupe, présenteraient d’autres problèmes que le problème dont on cherche à tester la résolution. Par exemple si on cherche à tester l’efficacité d’un programme pour régler un comportemental parental problématique, on doit écarter des groupes les parents qui présenteraient d’autres dysfonctionnements qui fausseraient les résultats : parents dépressifs, souffrant d’une maladie psychique, alcooliques, parents adoptifs… Finalement, le groupe expérimental n’a plus rien qui renvoie à la complexité des cas réels, parce qu’on a éliminé les parents qui présentent des « co-morbidités ». En quoi les résultats pourraient-ils avoir de la valeur, si les échantillons observés sont si éloignés des situations réelles ?

Troisième problème, éthique cette fois. Pour comparer deux groupes, en médecine, on administre un traitement à l’un d’eux, et rien du tout à l’autre (ou un traitement fictif, un placebo). Mais en intervention sociale, est-il éthique de décider arbitrairement qu’on va refuser de l’aide à un groupe social, qu’on a constitué pour le bien d’une expérience de mesure ? Et comment s’assurer que ce groupe « témoin » n’est pas constitué de gens qui, en l’absence de  soutien de la part de l’administration, vont aller chercher de l’aide ailleurs, faussant alors les résultats ?…

Le risque, si les ECR deviennent la norme, est que l’accent soit mis sur la recherche du résultat ou sur les effets, et que par conséquent la recherche sur les processus qui examinent comment les processus d’influence fonctionnent reçoive moins d’attention. (p.196)

Vandenbroeck donne un exemple qui est très intéressant : il s’agit d’un programme de soutien aux parents pour les devoirs scolaires après l’école, pour des familles qui dépendent de l’aide sociale : on cherche à les rendre plus autonomes (afin qu’elles coutent moins cher !). Au début de l’étude, les parents notent leur niveau d’engagement, et les tuteurs pédagogiques les notent aussi : les parents se mettent une note assez haute, or les tuteurs leur mettent une note plus basse. Puis l’expérience commence, et en réalité, comme c’est le tuteur qui fait les devoirs avec les enfants, dans le but de « modéliser » ce qui serait une « bonne attitude », dans les faits l’engagement des parents baisse. Mais ce qu’on observe en fin d’étude, c’est que les parents se mettent toujours la même note… et que les tuteurs leur mettent aussi une bonne note !  Autrement dit, l’expérience sert à ce que les « tuteurs pédagogiques, » qui sont des travailleurs sociaux, prennent conscience de la modalité de l’engagement des parents. Le phénomène est donc plus complexe qu’une simple mécanique « modélisation par celui qui sait / adoption de bonnes pratiques par celui qui ne sait pas » : ce soutien parental génère une dynamique complexe, qui fait admettre au travailleur social que le parent est lui aussi expert de l’éducation de son enfant… ce qui lui fait admettre la réciprocité de son action, dans l’interaction avec le parent. C’est donc une action subtile, qu’on peut difficilement réduire par des logiques de type ECR.

Cela amène de plus en plus de critiques à l’égard des politiques exigeant des « données probantes », telles que Triple P ou « Incredible Years » (à voir aussi, ça fait un peu froid dans le dos : https://recherche-incredibleyears-france.cnrs.fr/notre-recherche-action/). Triple P a fait l’objet de tas d’études, visant à mesurer son efficacité. En général, on demande aux parents, et à des tiers proches des enfants « problématiques », de mesurer, par des déclarations, avant et après le programme, le nombre “d’incidents problématiques” survenus avec leurs enfants. Dans tous les cas, les parents attestent d’une baisse sensible des comportements problématiques, ce qui fait dire que auteurs de ces études que « ça marche ». Mais une méta-étude critique, qui reprend les chiffres détaillés de chacune des études, a suggéré que la réalité était un peu plus complexe : en réalité, les chiffres donnés par les tiers révèlent qu’il n’y a pas d’évolution significative du côté du comportement de l’enfant. En revanche, les parents indiquent une progression : on peut imaginer que c’est par un sentiment de loyauté envers les animateurs du programme, qui les ont entendus, soutenus, accompagnés. Une autre méta-étude, qui a fait pas mal de bruit (Philip Wilson) a montré que ces études présentaient systématiquement un biais, du fait que pas mal des auteur des études concluant aux effets positifs étaient membres du consortium de Triple P… Le gouvernement flamand a, par la suite, pris ses distances avec ce programme, dont l’efficacité réelle ne serait pas plus grande que celle d’une consultation ordinaire de PMI.

Tout ceci incite à la prudence : les ECR ne sont pas une preuve supérieure aux autres méthodes d’analyse des effets de politiques d’intervention. Un résultat valide sur le plan statistique ne prédit pas ce qui va se passer dans la situation réelle d’une personne donnée.

De plus, la méthodologie propre aux ECR suppose qu’on mesure quelque chose de très précis, très bien défini, et qu’on peut atteindre sur une durée courte. Donc au lieu de tenir compte de paramètres nombreux et fortement imbriqués entre eux, on va découper un tout petit morceau de problème, et essayer de s’assurer qu’il est « réglé »… comme si les difficultés rencontrées par les familles pouvaient se couper en tranchettes, au mépris de la prise en compte de leur caractère systémique. Si les politiques publiques se fient uniquement à des études ECR, alors elles ne peuvent plus soutenir des lieux comme les LAEP, qui n’accueillent ni une population « ciblée », ni sur la base de problèmes ciblés et prédéfinis – mais on aurait la même logique avec le soutien apporté dans les lieux de consultation type PMI.

La pyramide des preuves part du principe qu’il doit y avoir un problème – entendez : il doit y avoir une plainte pour qu’on puisse évaluer dans quelle mesure la plainte diminue. Le soutien parental se limite donc à la solution de problèmes quantifiables de nombreuses formes essentielles car structurelles de soutien disparaissent ainsi du tableau le soutien parental est réduit à un remède pour certaines personnes qui ne peuvent se débrouiller seules et donc à une forme résiduelle de soutien ainsi le fait d’opter pour ce type étroit de travail basé sur les données probantes contribue à individualiser la responsabilité parentale. (p.201)

Tout ça pose question : qui a le droit de déterminer ce qui fait « preuve » ? La tradition philosophique et sociologique (Foucault, Bourdieu, Rancière) tient pour principe que la science n’est jamais neutre, toujours influencée par des rapports de pouvoir. Les critiques récentes portent plus spécifiquement sur cette tendance à appliquer la logique des « données probantes » aux questions éducatives : en se focalisant sur « ce qui marche », ce qui est « efficace », on néglige de se demander en quoi consiste cette efficacité, au nom de quoi, pour qui ? Or se focaliser sur l’efficacité amène à se détourner des valeurs en jeu :

Le soutien à la parentalité fondée sur des données probantes suppose que l’activité du ou de la professionnelle est un objectif spécifique et qu’il existe une relation de cause à effet entre l’intervention et cet objectif. L’efficacité est alors la relation certaine entre l’intervention (cause) et les résultats de cette intervention (effet). En d’autres termes, l’efficacité ne parle pas de la valeur des objectifs ou de ce qui serait désirable ou souhaitable. On part généralement du principe qu’il n’est pas nécessaire de discuter de ce qui doit être réalisé et que la seule question pertinente est de savoir comment y parvenir. (p.203)

Une question de démocratie

Or, en démocratie, qui décide de ce qui est « souhaitable » ?

L’éducation des enfants est une question éminemment éthique et politique, car elle est toujours liée à nos idées (souhaits, rêves, craintes) sur le monde dans lequel nous pensons ou nous voulons que nos enfants grandissent. (p.204)

La manière dont la science intervient dans le soutien à la parentalité influe aussi sur la limite entre privé et public, et empiète sur des domaines réservés à chaque parent. Le programme Triple P soutient un modèle très situé idéologiquement : celui d’un enfant (et d’un adulte) auto-régulé et individualiste – or c’est un choix de société, pas une vision universelle. Mais ce choix n’est pas présenté comme tel, il est donné comme non-questionnable…

On peut, à l’inverse, souhaiter une société basée sur la solidarité, l’interdépendance, l’éthique du soin : nous pouvons donc avoir des divergences sur ce qu’est une société « juste », souhaitable.

Donc la scientifisation des politiques de soutien à la parentalité défend une simple option idéologique parmi d’autres, mais en la présentant comme un universel, qu’on ne peut pas remettre en question, car il serait « validé par la science ». Aucun programme de soutien n’est éthiquement et politiquement neutre : il est donc essentiel que nous sachions qui décide, en démocratie, des objectifs à atteindre dans une politique de soutien à la parentalité – et cela ne doit pas être les seuls « experts », car nous perdrions nos prérogatives démocratiques.

Chapitre 7. Un dispositif de dispositifs

En démarrant ce chapitre, Vandenbroeck reprend certains des fondamentaux déjà exposés dans certains chapitres précédents.

Paulo Freire rappelait, en 1970, que  nos pratiques éducatives sont toujours reliées à un contexte environnant (culturel, social, économique). Or nos sociétés sont traversées par une crise de ce qu’on a appelé « l’État social » au sortir de la seconde guerre mondiale : selon Pierre Rosanvallon, à la crise économique (qui provoque du chômage) s’ajoute une crise bureaucratique (on proteste contre un État qui est perçu comme inefficace) et une crise philosophique (qu’est-ce que le bien-être social ?). Dans les pays anglo-saxons, le problème de l’inclusion sociale s’est surtout traduit par une réflexion sur l’employabilité, avec des politiques uniquement axées sur l’emploi. Elle a entraîné une radicalisation de la responsabilité parentale : les parents sont responsables de la réussite [sociale, économique] future de leurs enfants. En parallèle, on est passé d’une opinion qui réclamait l’égalité de tous, à une opinion qui réclame seulement l’équité, autrement dit l’égalité « des chances » : chacun doit savoir sa chance, c’est-à-dire le choix, et l’obligation de fournir des efforts, d’où une politique méritocratique, dans laquelle les échecs sont imputables au seul individu.  On parle alors de néolibéralisme.

Le néolibéralisme est un dispositif au sens où l’entend Gilles Deleuze, c’est-à-dire un assemblage de discours, de pratiques, de relations, de formes d’organisation. Dans le cas du néolibéralisme, le dispositif lui-même est devenu invisible, car nous nageons dedans, nous ne le percevons même plus : une idéologie invisible. Il est structuré par trois idéaux : compétition, choix, calcul. La compétition structure tous les rapports sociaux ; le choix renvoie à l’individu, responsable de ses décisions, qui définit ce qui est bon, souhaitable pour lui, à sa mesure. La compétition améliore le choix, et le choix stimule la compétition. Il faut donc que tout le monde sache calculer : calculer ce qu’il offre, calculer ce qu’il choisit pour lui-même. Pour cela, tout doit être mesurable, quantifiable, comparable. Ainsi, le néolibéralisme réduit tout à l’économie, dans l’idéal de permettre à chacun, à tout moment et dans tous les actes de l’existence, de faire le choix le plus avisé, adapté. On a vu que cela conduit notamment à la marchandisation de la petite enfance, à la quantification de l’éducation. Thatcher disait « l’économie n’est que la méthode, l’objectif est de changer le cœur et l’âme de la nation » (p.215).

L’État néolibéral serait né en 1947 en Suisse, quand un petit groupe d’économistes s’est réuni au Mont-Pèlerin et y a fondé un groupe de réflexion (Mount Pelerin Society), regroupant bientôt 500 économistes et milliardaires, élaborant une stratégie néolibérale, avec l’aide d’un certain nombres d’universités où ses membres étaient influents (l’université de Chicago, la London School of Economics, la Virginia School). Des « Think Tanks » y sont nés, avec l’objectif d’influencer les politiques publiques dans leurs pays, autour du principe de la marchandisation d’un grand nombre de secteurs de la vie. Avec l’avènement de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, le néolibéralisme a trouvé une voie d’expansion brutale, (avec le soutien de la Banque mondiale et du FMI). Le néolibéralisme devient alors, selon les concepts de Gramsci, une hégémonie culturelle, qui dépasse largement le cadre de la seule économie. C’est une philosophie sociale complète, individualiste : le centre est le soi, comme figure autonome rencontrant d’autres figures autonomes, le but ultime de la vie étant la réalisation de soi.

On comprend comment la parentalité se trouve mise à mal dans ce système de pensée hégémonique : les parents doivent être autonomes et responsables pour produire des enfants à leur tour autonomes et responsables. Un « bon » parent n’est pas un parent qui ne commet pas de faute mais, selon une logique empruntée au moralisme chrétien, un parent qui « avoue » ses fautes et cherche à s’améliorer : sur les réseaux sociaux, on voit ces parents reconnaître leurs failles, et demander de l’aide. Les dispositifs de soutien à la parentalité peuvent alors entrer en action. Tout ce qui est contenu dans les chapitres précédent est en fait en lien avec ce contexte néolibéral envahissant :

Les conseils aux parents qui pédagogiquement des problématiques sociales ou sociétales et individualisent la responsabilité, l’essor des neurosciences et leurs effets sur la relation entre expertise et parents qui a besoin de guidance, la marchandisation de la petite enfance et le langage du choix (et de la responsabilité) individuelle, la quantification des questions éducatives et la montée des actions basées sur des données probantes, la conceptualisation de la participation parentale qui instrumentalise et écarte les parents du débat sur les objectifs de l’éducation, et les multiples politiques et pratiques de soutien à la parentalité, sécuritaire ou autre, sont autant d’éléments de ce dispositif qui individualise et qui ne peut être compris sans relation avec le contexte social et politique du néolibéralisme. (p.227)

A chaque fois qu’on prétend qu’il n’y a pas à discuter, ou qu’une solution est « prouvée par la science », il faut se méfier. Paulo Freire rappelait plutôt qu’il n’y a pas d’éducation sans idéologie, une éducation n’est jamais neutre – et le fait de prétendre qu’il y aurait des vérités neutres et universelles, « prouvées scientifiquement », sur l’éducation, est déjà idéologique !

Vandenbrock, dans son épilogue, en appelle donc à des sciences de l’éducation véritablement  critiques, qui nous aident à lutter contre le sentiment de fatalité, selon lequel « there is no alternative ».

C’est une lecture roborative, instructive, extrêmement bien documentée, qui assume ses options idéologiques : Michel Vandenbroeck emploie un outillage intellectuel marqué par le marxisme spécifique de Gramsci, et il produit grâce à cette démarche, et en s’appuyant sur des études scientifiques extrêmement rigoureuses, une critique construite de l’idéologie néolibérale du “soutien à la parentalité”. Son livre est formidable pour comprendre ce qui sous-tend les politiques publiques qui nous submergent. Il nous outille pour en saisir l’évolution historique, pour en percevoir les soubassements idéologiques, et pour penser les manières d’y résister, et de proposer des alternatives politiques.

1. Pédagogie des opprimés. [↩]

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