J’ai plusieurs fois exposé sur ce ‘carnet de recherches’ la difficulté qu’il y a à travailler avec d’autres disciplines (la psychologie du développement, les neurosciences, les sciences de la vie en général) et d’autres métiers (les professionnels du soin et de la médecine). Lorsque la MSH des universités de Tours et Orléans a ouvert un axe de réflexion intitulé “la santé dans tous ses états“, j’y ai immédiatement vu l’opportunité de rencontrer d’autres chercheurs qui, comme moi, travaillent dans ce grand écart entre sciences humaines et sciences de la santé. Je vais raconter ici ce qui se passe dans cet axe, et pourquoi ça me fait revivre…

C’est quoi, une MSH ?

Pour les lecteurs de ce ‘carnet’ qui ne sont pas familiers de l’université, les Maisons des Sciences de l’Homme sont de petites structures, soit dans une université soit communes à plusieurs universités voisines (la nôtre couvre les universités de Tours et Orléans), qui ont pour fonction de faciliter la pluridisciplinarité au sein des sciences humaines, c’est à dire les disciplines littéraires et artistiques, historiques et sociales, la psychologie, la philosophie… En effet, nous sommes tous rattachés à une équipe de recherche, qui est plus souvent disciplinaire : les littéraires sont dans une équipe, les historiens dans une autre, etc. Les MSH sont donc un espace de dialogue, qui favorise les collaborations entre les chercheurs d’équipes différentes.

Ce sont aussi, dans beaucoup de cas, des espaces communs offrant des services pour les chercheurs et les équipes. En effet, contrairement à ce qui se passe en sciences dures, où les équipes sont organisées, y compris physiquement, autour de laboratoires, avec du matériel dédié, du personnel d’appui à la recherche, des ingénieurs pour toutes les tâches techniques induites par les expérimentations, en sciences humaines il n’est pas rare qu’une équipe n’ait qu’une existence institutionnelle, sans traduction matérielle concrète. Nous n’avons pas de “laboratoire” – tout au plus un petit bureau qui sert à entreposer quelques livres et organiser des réunions en très petit comité. Nous n’avons en général pas non plus de personnel d’appui : ni documentalistes, ni ingénieurs pour les statistiques, le traitement des données, l’informatique… Comment effectuer toutes ces tâches, dans ces conditions ? Plusieurs solutions :

• 1) on ne les fait pas ! En philosophie, en littérature, en histoire de l’art, on a rarement à manier des données, à produire des statistiques ;
• 2) on fait nous-mêmes… Dans ces disciplines, on a développé, à la fois par goût du travail et solitaire, et par adaptation à l’absence de supports, un véritable art de la débrouille ;
• 3) on a recours à des services mutualisés, et c’est précisément le rôle des MSH. Par exemple, quand j’ai dirigé jadis un programme de recherches pluridisciplinaire consacré à l’éditeur Mame, le site internet présentant nos résultats a été développé depuis la MSH Val de Loire, qui est d’ailleurs actuellement en train de procéder à sa mise à jour technique.

Donc pour résumer, une MSH est à la fois un ensemble de services mutualisés, et à la fois un truc favorisant les rencontres entre disciplines. Alors quand, il y a plusieurs mois, la MSH de mon université a ouvert cet axe de réflexion autour des rencontres santé-sciences humaines et sociales, j’ai sauté sur l’occasion.

Partager pour quoi faire ?

Une rencontre des chercheurs intéressés par cet axe avait lieu cette semaine. L’une des participantes, qui venait pour la première fois et pensait de ce fait que les objectifs de cet axe avaient été posés lors des précédentes rencontres, a commencé par poser la question : on se réunit pour quoi faire, au juste ? Juste pour se parler, ou alors pour construire quelque chose comme une “bourse de ressources” pour des chercheurs qui ont besoin d’associer à leur projets des compétences d’autres disciplines, ou encore pour monter un projet commun au sein de cet axe ? La réponse, c’est : un peu tout ça à la fois.

Cet axe, qui est un regroupement tout neuf de chercheurs qui ne se connaissent pas, est bien sûr d’abord un événement de sociabilité scientifique : il s’agit de construire les conditions (de convivialité, mais aussi de sens) pour que des chercheurs qui auraient tout intérêt à travailler ensemble se rencontrent et fassent connaissance. Et là, big up à Evelyne Fouquereau et Concetta Pennuto, les deux animatrices de cet axe, pour avoir organisé un délicieux buffet à la MSH ce mercredi 4 décembre, après la clôture des budgets 2024, dans un contexte où dès juin les frais de bouche ont fait l’objet d’une chasse aux sorcières aux relents vexatoires, et alors qu’on annonçait depuis quelques jours un déficit abyssal pour les mois à venir ! Ça n’a l’air de rien, mais quand il y a un buffet, on vient en avance / on reste après, et on s’installe pour manger, ce qui fait qu’on passe du temps avec ses commensaux, et qu’on prend le temps d’échanger, de découvrir, de mettre en lien. Aux yeux de gestionnaires bas du front, ça paraît somptuaire, mais nous qui travaillons sur le terrain, nous savons à quel point les moments de sociabilité informelle, que ce soit jouer au ping-pong à une formation CNRS ou danser avec des chercheurs d’un autre continent en clôture d’un congrès international, ont des répercussions positives sur l’engagement et la qualité des recherches en équipe.

Faire connaissance

Donc dans la première demi-heure, j’ai déjà rencontré une collègue économiste, spécialiste des pénuries de médicaments, qui en m’entendant présenter mes recherches dit qu’il faut absolument que je fasse la connaissance d’une de ses collègues orléanaises, linguiste, qui arrive justement après le repas ; une chercheuse en pharmacie, coordinatrice scientifique d’un des axes majeurs de notre université, que je ne connaissais que via des échanges de mail, et avec qui c’est enrichissant de parler hypothèses de recherche et pas dead-lines pour des appels à projets ; une nouvelle recrue d’un des labos tourangeaux spécialisés dans le Moyen Orient, qui est biologiste et spécialiste de sciences humaines et s’intéresse actuellement à la fermentation des aliments lactés : qui pour partager son enthousiasme pour le kefir de lait ? La conversation se déploie, entre sujets communs et apartés – avec un collègue psychologue qui ne fait qu’un passage éclair, mais me donne deux noms indispensables pour que je puisse sécuriser mes projets sur le plan juridique et éthique ; avec un autre, sociologue et spécialiste d’interculturel, avec lequel j’aborde mes interrogations sur les rituels de naissance qui semblent manquer aux jeunes mères récemment émigrées d’Afrique de l’Ouest, que je croise sur mes terrains de recherche. En somme, quand démarre la réunion proprement dite, j’ai déjà récupéré des informations et des adresses qui me manquaient, rencontré des collègues que je ne connaissais pas, échangé sur des idées qui me tracassent et entendu des réponses auxquelles je n’aurais pas pu penser seule. Rien que ça, ça justifie la tenue de cette petite réunion : on gagne du temps, on élargit son univers.

Bourse aux compétences

La réunion est organisée en hybride, ce qui est assurément l’une des pires modalités héritées de la crise covid, et pourtant les échanges démarrent rapidement. Rapidement aussi, les deux organisatrices nous proposent de réfléchir en plus petits comités : un groupe réunira les participants en ligne (en majorité des orléanais), et dans la salle nous nous répartirons en fonction des sujets. Je me retrouve dans le groupe qui a choisi de s’intéresser au sous-axe “santé et personne(s)”, qui regroupe aussi une psychologue spécialiste de vieillissement, un collègue spécialiste de sciences de l’éducation qui travaille sur les pratiques narratives, un sociologue qui s’intéresse aux technologies numériques en santé au sein d’une unité d’expertise de l’université de Tours, un tout jeune maître de conférences en sciences de gestion spécialisé dans les souffrances au travail.

A priori donc, un groupe un peu éclectique, et si on ajoute à ça que nous n’avons pas véritablement de consigne au-delà du titre de notre sous-axe, je me dis qu’il ne va rien se passer… et c’est tout le contraire. Nous avons en théorie 20 minutes, en réalité 40 minutes, qui vont être un feu d’artifice d’idées et de réflexion, un bouillon d’intelligences qui se frottent les unes aux autres autour des notions en jeu : la personne, le groupe, l’institution, le collectif, le social ; l’expérience du patient (l’Institut de la personne en santé, Université des patients…), les objets et environnements “encapacipants”, les ressources en santé et les patients “captifs”, etc. Plus encore que les points de vue qui s’échangent, ce qui me semble fécond dans cette brève réflexion de groupe est la possibilité d’entendre les autres chercheurs réfléchir depuis leur corpus épistémologique. La psychologue s’appuie sur une remarque du spécialiste de gestion pour mettre en débat la notion de “ressource”, et la manière dont cette notion a longtemps été pensée au sein de sa discipline. Le spécialiste de sciences de l’éducation évoque la notion d’injustice épistémique, propose d’étudier la tension entre l’individuel et le collectif depuis une approche du point de vue en termes linguistiques – je dirais qu’on peut tout aussi bien l’étudier depuis un point de vue littéraire, qui serait complémentaire –, mais aussi à partir d’une réflexion sur les modes d’existence (depuis Latour, et plus loin Souriau, remis au jour récemment par Lapoujade, là encore une réflexion très intéressante aussi d’un point de vue littéraire). On parle de l’Anthropologie de la maladie de Laplantine, de théorie de la consommation des ressources, d’espace de discussion. En quelques dizaines de minutes, c’est l’occasion pour chacun de nous cinq de découvrir que les questions qui l’intéressent intéressent aussi les autres, et que les manières d’y réfléchir se fondent sur d’autres référentiels, qu’il pourrait être intéressant de découvrir. Autrement dit : si l’une des ambitions de cet axe “La santé dans tous ses états” était de permettre la rencontre de chercheurs de disciplines variées, dans le but d’ouvrir à des coopération sur des problématiques ou des recherches déjà engagées, ça fonctionne. Quand le jeu s’arrête et qu’il faut passer à la phase de restitution, on a très envie de poursuivre !

Vers des projets communs ?

Le dénouement de cette très dense après-midi d’échanges, c’est le souhait de donner corps à une programmation concrète : une série de journées thématiques, qui nous regrouperaient tous autour d’un même sujet, à un rythme annuel (un premier sujet est évoqué, qui semble intéresser tout le monde – pas moi, mais ça n’est pas grave). Et en parallèle, un colloque non-thématique, à moyenne échéance, pour développer ce qu’on vient de vivre, mais à plus grande échelle. La première étape vers tout ça, c’est évidemment la constitution d’un annuaire précis des chercheurs qui s’intéressent à ces questions santé-SHS. En attendant qu’il soit élaboré, on échange des cartes de visite, avant que les Orléanais filent attraper leur train !

Les Tourangeaux traînent encore quelques temps dans les lieux, se félicitent de l’énergie emmagasinée dans ces trois courtes heures. Parfois, nous pouvons avoir l’impression que certaines des strates de la grande organisation qu’est l’université sont factices : on ne sait pas bien à quoi elles servent, on a l’impression qu’elles prennent de l’énergie en pure perte. Alors, quand on a l’occasion de toucher du doigt, très concrètement, le cœur de notre métier, il ne faut pas bouder son plaisir !

Pour moi qui me lamente de la reprise du rythme effréné du semestre (depuis la rentrée, c’est très simple : je n’ai pas lu un seul livre de recherche), ça relève quasi du miracle. J’ai senti mon cerveau se mettre enfin en mouvement pour la première fois depuis septembre. Un plaisir intense, porteur d’espoir – l’impression de me remettre à marcher d’un bon pas dans l’air vivifiant après de longues heures confinée dans un train en panne…

[illustration: Gabrielle Guillaume, merci à elle !]

---

---