Album ou bande dessinée ?

J’ai eu à plusieurs reprises, ces derniers temps, l’occasion de me pencher sur les questions de délimitation du champ de l’album. Non pas que ça m’intéresse tant que ça (je trouve ces questions au fond assez oiseuses), mais parce que je m’agaçais justement contre des analyses qui se focalisent sur des questions de territoire (voir ici, par exemple), ou alors à l’occasion du travail éditorial avec François Fièvre, dans le cadre de son étude remarquable sur l’émergence de la notion d’album au XIXe siècle, où il montre justement qu’il n’y a pas d’apparition soudaine de l’album, mais plutôt un contexte nébuleux d’innovations formelles et éditoriales tout au long du siècle. La lecture récente de Alyte de Jérémie Moreau me confirme dans l’idée qu’il n’est pas très intéressant de segmenter nos approches.

Je le dis d’emblée : je trouve ce livre remarquable. On sentait déjà une sensibilité très fine à la question de notre rapport au vivant dans ses précédents ouvrages, que ce soit La Saga de Grimr (Delcourt, 2017), Penss et les plis du monde (Delcourt, 2019) ou Les Pizzlys (Delcourt, 2022) – les deux premiers assez classiques, le troisième déjà travaillé en couleurs éblouissantes, avec une esthétique psychédélique au service d’un message radical sur le vivant et les limites de l’humain. J’ai été, à cet égard, moins séduite par ce qu’on a présenté comme son premier album “jeunesse”, La Chambre de Warren (Albin Michel, 2023), parce que je trouvais, justement, la forme un peu en retrait. Alyte, à mon avis, réunit tous les publics : amateurs de bande dessinée autant qu’enfants à l’âge des albums – aussi bien par le message que par l’esthétique ou la puissance narrative.

Commençons par ce dernier point. Alyte raconte une histoire, en empruntant aussi bien aux cases de la BD traditionnelle qu’aux mises en pages soigneusement dessinées qu’on connaît dans l’album depuis Benjamin Rabier, et bien sûr au manga qui a enrichi le gaufrier de la bande dessinée de dérivations dynamiques.

Une page de “bande dessinée” presque un peu classique
Un montage muet empruntant les onomatopées graphiques du manga
Un montage plus nerveux…
…au service de l’action
effets de mise en page
On dirait Bilibine, non ?…
une pleine page qu’on pourrait trouver dans un album

Ce qui fonde l’esthétique de ce livre est aussi le choix de couleurs éclatantes, résultant, nous dit l’achevé d’imprimé, d’une “quadrichromie modifiée (pantone magenta et jaune fluo)”. Cela permet à l’auteur d’alterner des des passages d’une étonnante vigueur chromatique, avec d’autres où règne la douceur et une luminosité apaisante, au gré des pérégrinations de son personnage principal, le crapaud alyte.

Terrible scène liminaire… que ceux qui trouvaient l’Histoire de Babar effrayante passent leur chemin !
Alyte passe de Charybde en Scylla…
…puis découvre les puissances de la vie.

L’album n’est pas une histoire animalière de plus. L’anthropomorphisation du crapaud Alyte, avec son attendrissante tendance à s’auto-dénigrer, sert un propos vigoureux sur le vivant, et ce qui le détruit. À cet égard, il faut saluer l’idée de faire de Silva une puissance de vie collective, et le choix de ne représenter que très tard le péril désigné sous le nom de Léthalyte.

Comment traduire graphiquement l’esprit de vie qui nourrit chaque élément du vivant ? comment incarner une force fondamentalement collective ?
Une image de l’espoir – les soulèvements de la terre?…

Mais Alyte est avant tout une histoire, et pour qu’une histoire passionne, il faut des événements (il y en a !) et surtout des personnages. Si je considère que ce livre est lisible par un large public, c’est aussi parce que les personnages sont attachants, et aptes à séduire des lecteurs de maturités très variées. Alyte, le crapaud, est typique du personnage de “nice” de la littérature médiévale, et d’autres lecteurs y reconnaîtront peut-être le plaintif Calimero des dessins animés des années 1970. On s’attache d’autant plus à lui que le malheur semble s’abattre sur ses épaules. Mais le récit vaut aussi pour les innombrables rencontres avec d’autres êtres, animaux ou végétaux, tous caractérisés avec une efficacité aussi bien graphique que narrative par Jérémie Moreau, qui dessine en peu de pages un bébé bouquetin égocentré, un aigle débonnaire, une maman petit-duc à l’amour exclusif ou un bousier survivaliste. J’avoue un penchant spécial pour le lapin de garenne à la nervosité hilarante.

Mais tout finit bien pour notre ami Alyte : ses ébats (muets) avec une comparse dont on ne saura rien ont porté leurs fruits, et grâce à la Résistance, il pourra porter ses têtards jusqu’à la mare salvatrice…

À moins qu’on ne souhaite pas que les enfants apprennent de quelle manière les crapauds engendrent des œufs, ce livre est à mettre entre toutes les mains, en balayant décidément les interrogations sur la délimitation des genres éditoriaux.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Cécile Boulaire (27 janvier 2025). Album ou bande dessinée ? Album '50' Consulté le 9 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1362k


Une réflexion sur « Album ou bande dessinée ? »

  1. Je vais de ce pas le prendre pour ma petite fille Alice et m’en délecter avant. Merci pour ce regard …..et cette analyse

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.