À quoi ressemblerait un colloque idéal ?

La période qui suit la fin des cours et des examens, entrecoupée de corrections de copies, de jurys et de tout un tas de réunions qu’il est impossible d’éviter, est malgré tout un peu moins étouffante que le reste de l’année. C’est donc à ce moment qu’on peut prendre le temps de participer à des colloques. Pour ma part, deux en un mois, et chaque fois hors de ma discipline de départ, ce qui est très stimulant. Au-delà de ce que j’y apprends de très concret, utile pour ma propre réflexion, cette expérience intellectuelle et sociale est l’occasion aussi de réfléchir aux mondes sociaux dans ces occasions où ils se donnent à voir. Avec, en ligne de mire, une question : un colloque idéal, ce serait quoi ?

En l’occurrence, j’ai participé à deux colloques qui n’étaient pas principalement universitaires, même s’ils se tenaient dans des universités et faisaient place à la présentation de travaux de recherches menés aussi dans des universités. Ces deux manifestations, organisées par des associations interprofessionnelles, réunissaient prioritairement des praticiens qui avaient envie d’approfondir leur réflexion.

Dans les deux cas, ces associations ou manifestations reposaient sur un paradigme théorique assumé : la WAIMH France a été fondée par Serge Lebovici et Bernard Golse, on s’attend donc à voir s’y exprimer un point de vue psychanalytique ; le congrès organisé à Nîmes était placé sous la figure tutélaire d’André Bullinger. Je ne suis ni psy ni psychomotricienne, et dans les deux cas, j’étais loin de mes bases. Au congrès de Nîmes, j’étais invitée pour présenter notre expérience ce lecture aux bébés de néonatologie, tandis qu’au colloque de la WAIMH à Paris, je venais en simple auditrice, de ma propre initiative.

Au-delà des échos évidents entre les choses que j’ai pu entendre ici ou là, j’avais envie de proposer une brève réflexion sur ce que nous vivons, en tant que chercheurs et praticiens, lorsque nous participons à un colloque – aussi et surtout, dans la perspective probable où j’aurais de nouveau à en organiser un moi-même à l’avenir, bien que je ne le souhaite pas parce que c’est un boulot de chien.

On connaît bien la satire que l’écrivain britannique David Lodge a faite du monde universitaire et surtout de ses colloques dans les années 1980. Il caricaturait les mœurs des spécialiste de littérature – et il faut bien reconnaître que c’était hilarant, même si le monde qu’il décrit, strictement anglo-saxon, semble bien avoir disparu avec ce qu’il restait de lustre dans le monde académique, décidément bien paupérisé, du moins en sciences humaines. Il n’en reste pas moins qu’observer les colloques et congrès avec un œil acéré continue à mon avis à garder toute sa pertinence. On peut parfois espérer y comprendre un peu de ce qui se joue dans le monde de la pensée abstraite, et dans l’articulation entre cette pensée abstraite et le travail qui en découle (ou pas) sur le terrain.

“Mais qu’est-ce que vous faites-là alors ?”

C’est la remarque étonnée et un brin impatiente qui a échappé à une intervenante à qui je disais que je n’étais pas familière des corpus évoqués lors des communications, parce que je venais du champ littéraire.

Les Grands moulins de Paris, site de l’Université Paris Cité qui accueillait le colloque de la WAIMH “Bébé créateur”

Au-delà de l’anecdote, la remarque révèle un implicite dans ce genre de colloque : on est là entre soi. C’est compréhensible, parce que c’est sans doute l’un des objectifs de ces rencontres sociales : rendre visible un corps, c’est-à-dire une communauté de praticiens ou d’intellectuels occupés par les mêmes problèmes, et partisans des mêmes démarches pour régler ces problèmes. Organiser un colloque, à intervalles réguliers, a une fonction instituante. On fait un colloque de fondation d’une société savante. On organise un congrès à périodicité fixe pour développer le réseau, renforcer l’ethos collectif, se compter. Défendre ses idées, si elles sont attaquées. Former les plus jeunes, célébrer les pères fondateurs.

Autrement dit : on ne fait pas un colloque pour se laisser déborder. On ne fait pas un colloque pour mettre en cause ses principes fondateurs. On ne fait pas un colloque pour donner la parole à ses opposants.

Et pourtant…

Il me semble qu’un colloque n’est jamais aussi intéressant que dans les moments où il s’autorise le dissensus. Où il interroge les porosités entre les positions défendues par les organisateurs, et celles d’autres acteurs, défendant d’autres positions. Rien n’est plus exaspérant – et inutile – que ces colloques ronronnants où tout le monde récite son catéchisme dans une atmosphère irrespirable d’auto-congratulation. Au contraire, certains colloques, pensés initialement pour célébrer un consensus, échappent soudain à leurs organisateurs et font apparaître des lignes de clivage, des conflits et des fractures au sein d’un champ finalement moins homogène qu’on ne voulait le croire. En général, ce n’est pas mijoté à l’avance : ça pète tout seul. Mais parfois, chercheurs et praticiens ont l’intelligence fine de créer en amont le climat propice à des bouillonnements : frictions, frottements, dissensus, interrogations, certitudes ébranlées. C’est le cas du colloque que Maya Gratier et ses collègues organisaient il y a pile un an à Cerisy, et qui reste pour moi un événement structurant, habile mélange d’apprentissage (au sein qu’on met dans l’expression “roman d’apprentissage”) et de mise en doute.

Ainsi, la qualité d’un colloque pourrait se mesurer au “jeu” qu’il ménage, aux possibles mises en questions des fondements mêmes de la communauté qui l’organise. A-t-on fait en sorte qu’il entre du jeu, du souffle, voire un peu de bazar, quand on a planifié les journées ?…

À Nîmes, en clôture du congrès Corps et sensori-motricité (journées scientifiques inter-associatives ABSM – AFREE – ASPI – IFAB), les organisateurs avaient invité un jeune maître de conférences HDR de l’Université de Nîmes. Jonathan Del Monte, spécialiste de psychologie et psychopathologie cliniques, était invité à présenter ses propres travaux, qui ne portent pas sur l’enfant, contrairement à beaucoup des interventions qu’on venait d’entendre, mais sur des adultes malades et des personnes âgées souffrant de dégénérescences. Avec une finesse et une intelligence de la situation qu’on ne rencontre pas si fréquemment, Jonathan Del Monte a fait l’effort de se pencher sur les propositions d’André Bullinger, qui ne font clairement pas partie de son bagage intellectuel, et d’essayer de réfléchir aux liens que ces propositions entretiennent avec les paradigmes sur lesquels reposent ses travaux. Au fil d’une démonstration évidemment pas facile à suivre pour moi, il a montré que les hypothèses défendues notamment par Francisco Varela, appuyées sur les connaissances actuelles permises par les sciences cognitives, confirment d’une certaine manière les schémas élaborés par André Bullinger à partir de sa clinique. Autrement dit, au lieu de partir de ses propres certitudes, et de les asséner à un auditoire incapable de toute façon de les contredire, il s’est imposé un pas de côté pour proposer à l’auditoire une large ouverture sur des théories et des connaissances qui sans cela leur resteraient complètement hermétiques. Au cours de la table ronde finale, il a avec humour reconnu qu’il jouait le rôle de “l’opposant” (si on retient la typologie des personnages de Propp) dans ce genre de rencontre, ce à quoi Pierre Delion a répondu lui aussi avec finesse, et on aurait eu envie d’avoir, comme à Cerisy, une après-midi entière pour les regarder évoquer ce qui les rassemble et, surtout, ce qui les distingue – en tout cas, moi, j’aurais eu envie ! J’ai l’impression qu’on ne comprend bien les choses que dans la confrontation entre des manières diverses, et peut-être divergentes, d’envisager les problèmes et leurs solutions : problèmes de la connaissance, qui est l’affaire de l’université ; problèmes du soin, qui est l’affaire de la clinique.

Université Vauban à Nîmes, où se tenait le colloque “Corps et sensori-motricité les 23-24 mai 2025

Alors, pour revenir à la question qui forme le titre de cette sous-partie, “qu’est-ce que je faisais là“, moi qui n’étais pas membre des associations organisatrices de ce colloque de la WAIMH, ni même des corps de métiers manifestement visés par le colloque (psychologues et psychiatres, peut-être pédiatres, paramédicaux) ? Je venais écouter d’autres professionnels que mes proches, parler du sujet du colloque, “le bébé créateur”, avec des perspectives épistémologiques différentes des miennes (donc difficiles à comprendre, parce qu’il me manque souvent les pré-requis et les implicites), et si possible, différentes entre elles. Parce que je n’ai pas le temps de faire de longues études dans chacune des disciplines, chacune des approches qui s’intéressent aux mêmes sujets que moi (les bébés, et leur réceptivité aux livres), je profite d’autant plus pleinement des apports nouveaux que ceux-ci manifestent une conscience meta, c’est-à-dire prennent la peine de s’inscrire dans un champ de pensée, à côté ou à rebours d’autres propositions.

J’ai donc particulièrement apprécié la seconde matinée du colloque, et les interventions successives de Daniel Schechter (pédopsychiatre et chercheur en neurosciences développementales), Maya Gratier (psychologue du développement) et Lisa Ouss (pédopsychiatre) qui en assurait la synthèse. C’était d’une très grande densité, largement au-dessus de mes capacités de compréhension fine puisque je ne suis pas psychologue ni psychiatre, mais d’un très grand intérêt. Daniel Shechter faisait l’effort de déployer les logiques de mise en place d’une étude sur une large cohorte (sur la transmission de la psychopathologie au bébé, et le rôle des représentations que ces futures mères ayant connu des traumas dans l’enfance se font de leur bébé à venir), tout en l’illustrant de petites vignettes cliniques qui lui donnaient de la chair. Dans toute sa démarche, on voyait comment la rigueur de l’étude scientifique peut se conjuguer avec la finesse du soin à une personne individuelle. Dans l’intervention de Maya Gratier, c’est toute l’histoire de la psychologie du développement, comme discipline, qui était déployée : et pour moi qui lis ces auteurs sans bien percevoir les filiations et affiliations, c’était un écran de brume soudainement soulevé, et un paysage intellectuel qui se mettait en place de manière enfin cohérente. Enfin la reprise de Lisa Ouss, brillante (mais bien trop rapide !), offrait une perspective lumineuse sur la manière dont le savoir se construit, dont les modèles, un temps dominants, sont timidement (ou courageusement !) mis en question à un moment, puis sont écartés au profit d’un nouveau paradigme, avant qu’on puisse enfin produire des synthèses de la connaissance disponible, écartant les concepts fragiles ou dépassés, remettant perpétuellement en question les certitudes ou les résultats à la lumière de la réflexion collective, sans place pour le dogme. J’aurai aimé que ça dure une journée entière, pour tout assimiler !

Manières de faire

Dire “colloque”, c’est ne rien dire. J’ai pendant des années fréquenté exclusivement des colloques de spécialistes de littérature (en général pour enfants), au point que j’ai pu parfois avoir la nausée de ces manières de faire répétitives, usées au point de ne plus produire la moindre connaissance, de ne plus faire jaillir la moindre étincelle. Ce n’est pas propre à mon expérience. Les réseaux sociaux regorgent de ces petites grilles de “bingo du colloque universitaire”, invitant les participants à reconnaître à l’avance les travers exaspérants et prévisibles (exaspérants parce que prévisibles) de ces manifestations qui semblent avoir perdu toute puissance heuristique.

En me déplaçant du côté d’une réflexion sur le soin, en fréquentant depuis plusieurs années des rencontres qui réunissent médecins ou psychologues, cliniciens autant que chercheurs, j’élargis ma connaissance des habitus disciplinaires. Il y a des manières de faire transdisciplinaires (l’alternance entre des sessions en “plénière”, en général pour les pontes, et des sessions “en parallèle”, donnant la parole à des personnes moins connues, permettant parfois – mais pas toujours – une interaction plus directe), et des manières très spécifiquement disciplinaires.

L’image

Par exemple, l’usage du Powerpoint. Ce qui ne change pas, quel que soit le colloque :

  • le chercheur ou la chercheuse a envoyé son document en avance, mais au moment de le projeter on ne le trouve pas sur le disque dur
  • le chercheur ou la chercheuse ne sait pas faire fonctionner l’ordinateur de la salle : le clavier n’est pas le même et l’entrave dans ses manipulations, la version est plus récente ou plus ancienne et les commandes sont disposées autrement
  • les vidéos ou enregistrements audio inclus dans le Powerpoint ne se lancent pas, ou ne sont pas audibles par la salle

Ce qui change, en revanche, c’est ce que les intervenants attendent de ce document projeté en très grand sur l’écran. Plusieurs écoles : il y a les “allusifs”, qui s’en servent comme un décor, projetant à l’écran une image qui entretient un rapport en général dénotatif avec ce qu’ils ou elles évoquent. Par exemple, dans ce colloque de la WAIMH, une intervention portant sur des activités d’expression plastique proposées dans une unité mère-bébé était illustrée de slides représentant simplement les matériaux dont il était question : photographies de divers cartons d’emballage ou d’une boule de glaise manipulée par une main.

À l’inverse, il y a les “documentaires”, qui montrent à l’écran des sources directes. Dans ce dernier colloque, une intervenante a formulé les habituelles mises en garde (attention, les images qui allaient suivre faisaient l’objet d’une autorisation de diffusion dans le cadre strict d’une rencontre scientifique et ne devaient être ni filmées ni photographiées), et les a assorties, pour les participants qui suivaient la manifestation sur Zoom, d’une précautions d’une étrangeté presque cocasse : elle exigeait que durant la projection d’une courte séquence clinique filmée par ses soins, les participants à distance allument leur caméra, afin qu’on puisse s’assurer qu’ils ne filmaient par leur écran – faute de s’exécuter, ces participants risquaient d’être expulsés de la retransmission. Cette étrange mise en garde semblait s’appuyer sur la conception baroque que la meilleure manière de filmer une séquence diffusée sur l’écran d’un ordinateur serait de filmer l’écran, alors qu’il est évident qu’il suffit de lancer un enregistrement vidéo… Bref : cette seconde posture considère le Powerpoint comme le véhicule d’un matériau d’observation brut, les participants étant invités à observer dans un premier temps, puis écouter l’interprétation de l’observation produite par l’intervenant·e dans un second temps.

Il y a encore les “démonstrateurs”. Dans cette catégorie se rangent en général les chercheurs et chercheuses issus des sciences dites dures. Leurs slides sont surchargées. Ils ne nous montrent pas les conditions d’une expérimentation, mais les résultats chiffrées de celles-ci, sous formes de graphes, de courbes, de tableaux de nombres, de diagrammes, etc., le tout agrémenté des interminables références bibliographiques des articles dans lesquels ces chiffres ont été publiés après une expertise pointue qui en a validé la pertinence. Ici, l’intervenant ne nous prend pas à témoin d’un phénomène que nous pourrions observer nous-mêmes : il nous assène la preuve qu’il a des raisons raisonnables d’affirmer ce qu’il dit – et par la même occasion, il nous renvoie aussi à la certitude que nous n’avons à l’inverse, nous, pas la moindre chance d’aboutir à une preuve de cette qualité, tant les mécanismes de production de cette preuve regorgent de technicité, de complexité, de scientificité. Les “démonstrateurs” sont à l’opposé des “documentaires”. Ces derniers nous invitent à voir ce qu’ils ont vu… puis à reconnaître qu’en fait, nous n’avions pas tout bien observé. Les premiers ne nous montrent pas ce qu’ils ont vu, ils nous assènent qu’ils ont raison. Les mécanismes rhétoriques sont différents, presque opposés.

Ce qui me frappe dans ces manières de faire – que j’ai schématisées sous la forme de ces trois catégories, alors qu’il faudrait être plus subtil – c’est la méconnaissance de toute théorie de l’image qu’elles manifestent. Qu’il s’agisse de prises de vues réelles issues de la pratique clinique, d’images de visualisation produites dans le cadre d’une démonstration scientifique (graphes, schémas, imagerie), ou d’illustrations (littérales ou humoristiques), les images sont visiblement utilisées sans conscience de leur puissance rhétorique – ni de leur impuissance. Ce n’est pas une critique que je formule. Je me permets de le dire parce que justement, je viens d’un univers où on s’intéresse précisément à la question de l’efficacité verbale (mes études de lettres) et iconique (je fais partie d’une équipe d’historiens de l’art, et je co-dirige une collection sur les rapports du texte et de l’image). Je suis donc particulièrement attentive à un phénomène qui, au contraire, ne fait dans ces communautés que je fréquente l’objet d’aucune attention manifeste.

La parole

Dans le même temps, j’ai été frappée que dans ce monde des thérapeutes, d’inspiration souvent psychanalytique, où l’instrument de la cure est précisément la parole, on fasse preuve de tant de maladresses cumulées dans l’usage de cette parole. Ça m’a interrogée au colloque de la WAIMH (dominé par des psychothérapeutes), et pas au colloque “corps et sensori-motricité” (dominé par des psycho-motriciens). Pour dire les choses grossièrement, le colloque sur le corps traitait bien nos corps – mais j’étais intervenante, donc on prenait aussi en charge mes repas : et j’ai été convaincue par le soin qui avait été mis dans l’organisation de la commensalité, de telle sorte que les échanges étaient faciles, nombreux , et riches, pendant les temps informels des repas. À l’inverse, lors du colloque sur le bébé créateur, organisé par des gens dont la parole et l’analyse de la parole sont les outils centraux de la pratique professionnelle, j’ai été intriguée par une série de maladresses et de dysfonctionnements dans la circulation de la parole. Le fait de ne pas toujours présenter avec précision les intervenants, ou de ne pas se présenter soi-même lorsqu’on se lève pour faire une remarque ou poser une question, la tendance à interpeler un participant en le désignant par son seul prénom, ou la formule (qui devrait faire l’objet d’un blâme universel !) “je ne sais pas s’il est utile de présenter M. X” en donnant la parole à l’un des intervenants : tous ces petits travers font signe vers une connivence extrêmement excluante, et contradictoire avec l’idée même de “colloque”. Si on ajoute à ça l’incapacité (hélas largement partagée) de certaines personnes à projeter leur voix vers un public ou à organiser leur durée de parole, ou l’idée saugrenue d’organiser un atelier autour d’un intervenant… qui n’est pas là, et avec lequel la communication par Zoom ne parviendra jamais à se faire, réduisant les organisateurs à utiliser un appel sur What’sApp depuis un téléphone portable pour les échanges avec la salle (!), j’ai eu l’impression d’une parole réticente, qui ne voulait pas circuler.

Pour être honnête, il faut dire que ces dysfonctionnements n’étaient pas généraux. J’ai par exemple participé à une session “atelier” géniale, animée avec fougue, où non seulement la parole mais l’enthousiasme circulaient allègrement ! Une participante a même dit à l’animatrice principale, Erika Parlato : “non mais en fait, c’est vous qui savez faire rayonner cette parole, c’est votre voix et tout votre corps qui transmettent l’enthousiasme” – Erika a ri et remercié, mais cette remarque m’a paru aussi adorable qu’incongrue : bien sûr qu’une parole, c’est toujours aussi un corps et un être, dans sa totalité ! Et de fait, le pensum presque inaudible d’un invité en plénière a fait un effet assez… contrastif avec cet atelier invitant clairement à une pensée en mouvement.

Au-delà des dysfonctionnements techniques, des petits travers installés, et des incapacités individuelles, ces observations m’interrogent sur l’usage du colloque en général. Quel degré de parole exogène sommes-nous disposés à laisser s’exprimer lorsque nous organisons un colloque, et de ce fait, quels dispositifs mettons-nous en œuvre pour permettre et faciliter cette expression ? Quels mécanismes de régulation du dissensus et des éventuelles blessures qu’il peut entraîner mettons-nous en place pour accompagner cette invitation à une parole ouverte ? Ici, je pense à mon expérience à Cerisy l’an dernier, et à un moment où avait surgi une tension entre participants, deux “camps” se formant : l’un autour du pôle “artiste” des participants, l’autre du côté des scientifiques expérimentateurs. L’intervention fine et constructive d’Asaf Bachrach, linguiste, danseur et chercheur en neurosciences, avait conduit à un apaisement des tensions, selon des modalités créatives qui ne faisaient aucune place au drama.

Que serait un colloque idéal ?

De ces quelques expériences récentes (ces deux colloques de 2025, les deux colloques de l’été précédent), je pourrais m’amuser à retirer une série de préceptes pour qui imagine un jour organiser un colloque qui fasse vraiment avancer la pensée de celles et ceux qui y participent activement, qu’ils soient ou non intervenants.

Le lieu

Loin d’être contingent, le lieu a une importance centrale. Je ne suis pas snob, et je n’ai pas le désir de destinations glamour. Mais un colloque est un événement de sociabilité, qui engage des corps et des esprits, pris dans le monde réel, pendant une durée de temps limitée. Tous les universitaires le savent : organiser un colloque à Paris permet plus facilement de faire venir des personnalités de premier plan. Ces chercheurs et chercheuses, ou personnalités publiques, très sollicités, n’ont que peu de disponibilités, résident souvent à Paris, ou peuvent s’y déplacer facilement compte tenu de la centralisation ferroviaire française. Si le colloque se tient à Paris, elles et ils peuvent se rendre disponibles pour y faire une apparition furtive, qui permet donc à l’auditoire de les entendre – mais pas plus. Elles et ils se sont là que de passage. Il est inutile d’imaginer que leur présence va inspirer des prolongements sous forme d’atelier en petit comité (ils et elles n’y participent pas), encore moins des temps informels comme repas ou pauses café. On les voit et on les entend – mais on ne parle pas avec eux, et ils n’écoutent pas davantage ce qui se dit avant et après leurs interventions. Le colloque, dans ce cas, remplit une fonction de communication, dans le sens très pauvre décrit par le très vieux schéma de Jakobson qu’on apprenait jadis dans les études de lettres : un émetteur produit un discours à l’intention d’un destinataire. Si on attend davantage d’un colloque, ce n’est donc pas ce qu’il faut faire…

De l’expérience que je peux en avoir à 54 ans, les colloque les plus réussis sont transplantés : loin des grands centres universitaires, ils interdisent qu’on y passe en coup de vent. Tout le monde loge sur place. Tout le monde y mange, y dort, s’y détend ou travaille, dans un unique espace-temps. C’est la condition numéro un : trouver un lieu qui permette cette co-présence pleine et entière, corps et esprits, de tous les participants pendant la durée intégrale de la rencontre. Et, à ceux qui ont du mal à se rendre disponibles, il faut opposer une destination qu’on ne peut pas refuser. Alors oui, il faut que ce soit un minimum glamour. Cerisy, pour ça, c’est bien. Cargese, pour ceux qui y ont fait des colloques, c’est apparemment formidable, et Aussois aussi ! Un peu de confort, un peu de beauté, un peu de tranquillité – pas trop, mais en bonnes proportions.

Le temps

L’an dernier à Cerisy, j’étais perpétuellement agacée par la présence tutélaire, et un brin écrasante, d’Edith Heurgon, gardienne des lieux et surtout de l’esprit des “décades”. Elle ne cessait de protester contre la durée, trop brève à ses yeux, du colloque auquel nous participions. Je ne peux, malgré mon agacement, que souscrire à son insistance. Si l’on veut qu’un colloque ébranle des certitudes, il faut laisser du temps aux idées pour s’exprimer, pour se confronter les unes aux autres, pour permettre le débat voire l’expression des désaccords, et surtout pour permettre l’assimilation de tous ces mouvements. En fait, ça a très bien fonctionné à Cerisy même si nous sommes restés un peu moins de la semaine règlementaire ! Mais souvent, faute de cette durée, les colloques ne sont qu’une accumulation de propositions solipsistes, et rien ne se métabolise. De manière significative, les interventions des uns et des autres sont appelées des “communications”, et c’est toujours le modèle descendant dont je parlais ci-dessus : on reçoit, mais on ne met pas en débat. 

Ce qui est assez caractéristique, c’est que souvent, on appelle “colloques” des manifestations qui sont en réalité devenues des lieux de formation continue : on y vient pour chercher de l’information, peut-être une réactivation de ses certitudes. Rien de plus. Les employeurs paient pour ça (ils donnent une autorisation d’absence, prennent les frais d’inscription à leur charge). Ils ont bien compris, eux, que rien de dangereux ne s’y joue, et qu’à tout prendre pour 150 euros ils offrent deux jours de formation qu’ils n’ont pas à financer. C’est intéressant, comme modèle de diffusion de la connaissance, mais ce n’est pas créatif, au sens où cela permettrait la production d’une pensée neuve. Or c’est bien le but d’un colloque.

Donc, un colloque fécond, c’est long. Il faut s’accorder ce temps, et il faut exiger que les participants, venus parler ou écouter, vous l’accordent aussi. Sinon… tant pis pour eux.

Les gens

La mode est aux “appels” : appels à contributions pour un numéro de revue, appel à projet pour un financement de recherche ou même une résidence artistique… Tout le monde répond sans s’engager (au cas où ça ne mènerait à rien), chacun annonce un contenu tout en sachant qu’en réalité ce sera très difficile de réussir à en réaliser un petit dixième, les organisateurs sont débordés par le nombre, embarrassés par la recherche de la cohérence, soucieux de ne pas froisser les vieux, de ne pas décourager les jeunes, de ne pas mettre en concurrence deux chercheurs dont la rivalité est connue. On veut ne fâcher personne, on accepte trop de monde, de fait on réduit les durées, on multiplie les formats, et finalement certains chercheurs vont traverser la France pour parler 10 minutes au sein d’une table ronde autour de laquelle, faute de temps, la parole ne circulera finalement pas. Ce modèle est épuisé. Il faut avoir la sagesse d’y renoncer purement et simplement.

Un colloque réussi, à mon avis, c’est avant tout un colloque soigneusement préparé, orchestré, scénarisé – dont les intervenants ont été choisis. Si on veut qu’il y ait du débat, il faut créer les conditions le favorisant. Si on souhaite que les chercheurs acceptent le pas de côté, il faut anticiper les réflexes, les collusions, les effets d’autorité qui brident toute prise de risque, et s’attacher à les faire dérailler. Si on veut que le dissensus ouvre sur des réponses créatives, il faut organiser le dialogue entre positions divergentes, en invitant des gens qui ont des idées fortes, qui savent dire d’où ils parlent, qui acceptent le dialogue sans agressivité. Il faut donc soigneusement éviter les chercheurs toxiques – même si on sait par avance que ne pas les inviter va susciter de l’animosité. Il faut aussi désamorcer les effets de meute, en évitant de faire parler dans une même dynamique des personnes dont les idées sont trop proches ou familières, ce qui aurait pour effet de les naturaliser. Il faut imaginer des cocktails inhabituels, des alliances qu’on n’attendait pas. Il faut prendre le long temps de la discussion, pour convaincre chacun et chacune de venir, de jouer le jeu, d’écouter et de débattre (et pas juste de “communiquer”).

Il me semble fondamental de donner la parole autant à des scientifiques qu’à des praticiens de terrain. Ces paroles sont différentes, et chacune a sa pertinence, l’une comme tentative pour s’extraire du contingent et monter en généralité, l’autre pour permettre un ancrage dans le monde concret et une réflexivité féconde. Mais il ne suffit pas d’avoir quelques praticiens, ou même autant de praticiens que de théoriciens. La question est plus la place symbolique qu’on accorde à la parole des uns et des autres. Écouter les savants en plénière, et renvoyer les praticiens à des “ateliers” en parallèle, révèle un implicite : l’une des deux paroles serait indispensable, l’autre optionnelle. Aux uns le prestige de la chaire, aux autres l’horizontalité de petites salles. Ce ne sont pas de bonnes conditions pour un véritable partage, incitant à des aller-retours entre théorie et pratique. On m’objectera qu’un·e praticien·ne de terrain pourrait être intimidé·e par une prise de parole “magistrale” : d’où l’importance de tout le travail de préparation, notamment avec celles et ceux dont la parole devant un grand groupe n’est pas le métier, à qui on doit offrir les conditions d’une expression confiante.

Dans un colloque idéal

Dans mon colloque idéal, tout le monde porte un badge qui dit qui il est. Personne n’est introduit par la formule “Machin, qu’on ne présente plus”. On ne jargonne pas (j’ai découvert par exemple que dans un colloque de psys, on ne dit pas “votre idée me fait penser à “, ou “en vous écoutant, je me suis demandé si” – on dit “j’ai beaucoup associé”, “cette intervention suscite des réactions très associatives”…). À l’inverse, dans ce colloque idéal, on s’interroge sur les relations de domination qui entravent précisément l’émergence de pensées créatives. Dans un colloque, on est dans un lieu agréable et inspirant, sans être luxueux ni complètement hors du terrain social (pour ça, la “vie de château” de Cerisy me met un peu mal à l’aise), et on y reste longtemps. Ça coûte cher, de ce fait, et le prix de participation pourrait décourager des chercheurs jeunes ou sans soutien institutionnel : alors dans un colloque idéal, on a longuement pris le soin de chercher des sponsors qui vont permettre que l’argent ne soit pas un obstacle à la venue des chercheurs les moins installés dans le paysage académique. Dans ce colloque idéal, tout est fait pour ébranler les certitudes, les habitudes installées, les dogmes intouchables ; mais on a aussi réfléchi à ce qui soude, répare et protège les sensibilités des participants, parce qu’il s’agit de faire jouer les idées, pas de fragiliser les gens.

Ce n’est pas facile, et à vrai dire je ne sais pas comment on fait, mais je suis sûre que ça se travaille !


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Cécile Boulaire (15 juin 2025). À quoi ressemblerait un colloque idéal ? Album '50' Consulté le 12 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/144r2


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